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Billet de blog 17 octobre 2024

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Souffrance à l’école

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je suis enseignante. Je ne suis pas l’autrice de ce texte. Il s’agit du témoignage d’une de mes collègues qui souhaite rester anonyme mais veut diffuser au plus grand monde. Son écrit, poignant, raconte notre climat scolaire depuis plusieurs mois, les violences et les souffrances subies. Partageons, alertons, nous n’avons plus que ça.


« Je suis enseignante en cp . Les enfants qu'on me confie n'ont pas encore 6 ans. Pour moi, leur apprendre la lecture, c'est un jeu. Il y a un challenge,un défi et puis ces yeux qui brillent quand ils commencent à lire .. c' est beau.
  Je suis fonctionnaire et contente de l'être.
Je suis motivée, et tout va bien dans ma vie. Je suis sereine. Je suis maîtresse depuis 10 ans.

J'arrive le 2 septembre 2024 avec le sourire. Je me suis ressourcée, je suis presque impatiente. 
Ils sont là. Devant moi, stressés comme tout, comme d' hab comme à chaque rentrée.. J' ai le sourire ; j'accueille, je dirige.

10h30 un élève me frappe , me mord et hurle dans mes bras contenants et bienveillants. 

Il ne s'arrêtera plus. Il dépassera toutes les limites. Tous les jours sans discontinuer. Les 15 premières journées en compagnie de mes élèves seront un enfer, un vaste bricolage pédagogique .

Je vais alerter, tout et tout le monde tout de suite. Je vais faire tout ce que je peux. Je vais remuer, activer, faire des vagues, prévenir des risques... Parce que c' est impossible de faire classe avec un élève "éruptif" comme ils disent, parce que dans l'école on subit son tsunami émotionnel et je veux simplement enseigner. 

Les collègues sont là, sympas et bosseuses , sur le qui vive. La directrice tenace et performante. On gère. On bricole. On tient. On contient. Puis on craque,  parfois on pleure, parfois on reste à la maison. 

Lui , il continue. Il a 5 ans et demi et il va jusqu'à essayer de sauter par la fenêtre. C' est insupportable, c' est impensable mais il le verbalise plusieurs fois par jours. Il veut mourir. Il hurle l'indicible dans les couloirs. On l'entend dans les classes où les élèves travaillent . On le voit se taper la tête sur le sol. Et après 15 jours d'enfer. Le samu accepte enfin de se déplacer, et ils le prennent  en charge. Ouf. Je suis soulagée. J' ai tenu. Je vais pouvoir relancer ma classe, les faire travailler, motiver « les éparpillés », rattraper les inattentifs et houspiller les bavards.

Une semaine, jour pour jour, après sa crise suicidaire dans ma classe. Il est là, devant moi , il rentre dans la classe. Je n'ai quasi pas d'info, et ça recommence. Les cris , les fugues, les hurlements, les mises en danger. 
Alors je recommence, j'alerte, j'écris, je parle, je bouge et je me bats mais ce soir là je m'effondre. 
Le vendredi je n'aurai pas la force... Je vais voir mon médecin.

-15 jours m'annonce t-elle
- non non, juste aujourd'hui s'il vous plaît. J'y retourne lundi.

Et j'y retourne. Je me fais cracher dessus, je me prends des coups, je me bats pour qu'on l'aide, lui. Je me bats pour qu'on les aide, eux. Je me bats pour que mes conditions de travail soient correctes. 

D'autres se seraient arrêtés dans de telles conditions, on me le conseille, les syndicats sont inquiets, mon entourage aussi, mais si je m'arrête, si je lâche complètement que va-t-il advenir des enfants, des collègues ? Il n'y a pas de remplaçants, il n’y a pas de profs, quelques contractuels viennent d'être recrutés, donc laisser quelqu'un sans expérience gérer cette classe, ça ne leur poserait pas de problème ?….. Non ma vraie motivation c’est qu’il faut faire avancer les choses... sinon ce sont mes collègues qui vont souffrir.

Alors je continue, la plupart de mes collègues aussi. Je rédige des fiches , je complète des cases, je fais des rendez-vous. Je me mobilise. On me répond : "il n' y a de moyens , pas de possibilité d'avoir des profs en plus". C'est même pas dans les clous d'utiliser l'AESH car, lui, il n’a pas de dossier MDPH. On va jusqu'à me dire que plus haut, très haut là bas dans les bureaux ils disent " on ne va pas donner des moyens à cette école car sinon il faudrait en donner dans beaucoup d'autres écoles" . Alors je pense car je ne peux faire que ça ....."ah la voilà la banalité du mal !"

Ma directrice se fait arracher les cheveux par un autre élève. Une AESH se fait mordre jusqu'au sang. Une autre AESH perd la sensibilité du visage par un coup de pied. Moi je me prends des coups de tête, une collègue a le dos bloqué à force de le porter. On souffre. On le dit. On le vit. Quelques oreilles attentives entendent. 

On contient les autres tant bien que mal. Ceux qui ont fait craquer la maîtresse l'année dernière. Ceux qui sont à la limite cette année. Ceux qui le seront toujours. On leur apprend à exprimer leurs besoins, à se faire respecter dans le calme. On leur apprend à écouter les besoins des autres. On leur apprend la communication bienveillante et putain nous, on crève la bouche ouverte et tout le monde s’en fout !  Qui respecte nos besoins ?

Alors , on fait grève pour dire... Pour améliorer les conditions de travail des enfants. Parce que « y en a marre », et on le sait qu'on est pas les seuls à souffrir. Bon on fait grève une journée, parce que faut bien les payer les crédits, les bagnoles. Ils le savent ceux là-bas, dans les bureaux... ils savent mais pourraient-ils supporter une seule journée d'être à ma place ?

Lui, il continue. Il souffre. Il fugue. Il hurle.
Il reviendra vendredi là, vendredi parce qu'on a rien trouver à part l'exclure. 5 jours. 5 jours de répit pour une école en souffrance. 5 jours de travail pour les élèves. 5 jours de calme pour une maîtresse exténuée, une équipe pédagogique au bord du gouffre. 5 jours devant la télé … dans quel état va-t-il revenir ?

Ironie de l'histoire, c'est au même moment que des inspecteurs généraux pondent des rapports pour dire qu'on peut largement diminuer les profs au vu de la baisse démographique.. Surtout dans le premier degré. Quand j'entends ça j'ai les larmes aux yeux. Je suis triste, je suis en colère. Pas pour moi. Pour ces enfants. Pour ceux qui souffrent et pour ceux qui subissent. Pour les profs qui ne vont pas bien et pour celles et ceux comme moi qui aimaient leur métier. Pour les parents qui se battent, parfois sans les codes. Pour les aesh qui triment. Pour ces classes qui vont fermer et les classes surchargées. Bah oui moins de 20 élèves c’est bien en primaire…au delà c'est trop. Et tous les profs le savent.

J' ai mal en fait . On me l'a dit. Pas de moyens en plus. Mais là c'est l'école publique qu'on assassine. C’est avec moins qu'il faudra faire toujours plus. C'est avec rien qu’il faudra faire de l'éducation? Et avec leur prime au mérite qu’ils pensent  nous motiver ?

 
Ils ne connaissent pas nos conditions de travail réelles, ceux là-bas dans les bureaux ? Ils ne veulent pas nous aider à éduquer correctement la société de demain ? Ils n'ont pas lu, pas vu, pas compris la direction que prend la société ? Je me questionne. Parfois je me dis qu’ils ne savent pas, que c'est une incompétence systémique qui les empêche de voir. C’est ce que j' ai trouvé de plus optimiste. Il faut garder le moral…

Vous pensez vraiment que c'est mieux dans le privé? Que vos enfants seront épargnés grâce à votre argent ? Que le fait de payer l’éducation leur évitera de vivre le marasme d’une société qu’on désosse? Si tous les politiques, décideurs et responsables avaient leurs gosses dans le public, ça se passerait de la même manière ?

Et puis moi aussi je suis "en responsabilité"  comme ils disent, j'ai 24 élèves. On me les a confiés. Et à même pas 6 ans, je suis importante dans leurs yeux, les parents ont confiance. J'en ai 15 "à besoins particuliers", 12 "fragiles" et je sais compter. Alors oui je ne comprends plus rien. Ni les chiffres, ni les expressions, ni leurs langues de bois à eux là-bas…et tout ce mélange comme dans la vie en fait… d' ailleurs je ne comprends même plus le sens du mot démocratie… “ masse inerte et manipulée  qui ne décide de rien ? “ .’ j'aurais envie de rire… si je ne pleurais pas depuis que j'ai commencé à écrire ce texte.

Alors là tout de suite, j'ai envie d'être lui et que eux, là dans les bureaux, soient à ma place. J'ai envie d'hurler, de taper, de cracher, de bousculer J'ai envie de leur faire vivre l'enfer. J'ai envie de leur dire moi aussi "je vais sauter"... juste pour leur faire peur, pour les faire bouger ... Mais bon qui me rattraperait moi ? J'ai envie d' hurler en fait. J'ai envie de les secouer. Il faudrait leur dire que les gosses qu'on nous confie ils ne vont pas bien. Que les profs d'aujourd'hui ils ne vont pas bien . Et à quoi ça ressemble à votre avis une classe où le prof est au bout du rouleau ? Notre société, celle qui sera faite par les gosses d'aujourd'hui … celle où je serai peut être vieille et grabataire, elle sera moche…

Ils ne savent pas nos conditions ? Ils ne veulent pas nous aider à nous organiser du beau? Ils ne voient pas les conséquences ?  Le coût de ces gosses oubliés ne serait pas plus terrible ?

Il va faire quoi, lui, dans 5 ans quand il commencera l'adolescence...il en sera où dans 10 ans ? Et l’enseignant ,devant lui plus grand et plus costaud,et toujours sans limite. Il fera quoi ?

Bon demain j'y retourne. Lui, il restera à la maison encore un jour.  Bah oui ... Parce qu'on n'a pas de moyens ! Parce que lui , il devrait aller en ITEP , oui mais les ITEP, les IME bah on  les ferme , on restreint leur budget, on ferme des places et on nous parle d'inclusion à la place. Sans les moyens. Oui comme ça, ça coûte moins cher ! 
 Lui il sera sur liste d'attente. Puis comme j' ai fait des pieds et des mains, et que j' ai pas lâché,  son dossier remontera en haut de la pile. Chouette il va passer devant les autres parce que lui et moi, en fait, on est une bonne équipe, bien bruyante, chacun à notre façon. 
Chouette il va passer devant les autres… Et désolée, pardon pour la collègue qui souffre, pour le stress de ses élèves. Pardon pour la concurrence du plus mal. 

J' ai bien conscience de n’y être pour rien. Que c'est cette institution qui est défaillante à travers moi. Pourquoi eux ils ne prévoient pas, eux, là bas, dans les bureaux. C’ est pourtant pour ça qu’on les paie non, les politiques ? 

Oui ce qui se passe là, dans la classe, dans mon école, quelque part, c'est politique. C'est le coût des amputations dans le social, les coups de cutters dans les budgets . Ce sont  les conséquences des rapports précédents, des fermetures des classes, du "pas de vague", du mépris envers les enseignants, des formations défaillantes et puis de ce système… ces failles systémiques géantes dans lesquelles  les "éruptifs" foncent et s’enfoncent.. Et cette violence du langage bureaucratique avec tout ce qu'elle entraîne…

Alors comme je ne vais pas tout défoncer, ni sauter par la fenêtre et que je vais continuer à enseigner j’écris. Je ne sais pas trop à qui, je ne sais pas trop pourquoi. Je me dis qu'il y en a sûrement d'autres,  des comme moi, qui veulent du mieux pour les autres,  qui veulent se battre pour les autres J'écris et dans mon espoir le plus fou,  d'autres écrivent , d'autres se racontent, d'autres prennent le stylo pour dire le vrai de nos classes de nos vies et tous ensemble on les fait ces vagues…

Va savoir … »

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