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Le 28 avril dernier, M. François Ruffin, député La France Insoumise (LFI) de la Somme, était sur France Inter au micro de Mme Léa Salamé. A cette occasion, il a parlé de la campagne présidentielle de LFI, et de cette réussite d’avoir aujourd’hui un « drapeau de la gauche (…) qui peut briller, alors qu’il pourrait ne plus exister, quand on a eu cinq ans de Hollande, et que son héritier, son fils ou son bâtard, Emmanuel Macron, est présenté comme la continuité de cette gauche-là. » [1]
L’emploi du mot « bâtard » a fait réagir les soutiens de M. Emmanuel Macron : on peut par exemple citer le tweet de M. Christophe Castaner, député La République en Marche (LREM) des Alpes-de-Haute-Provence et ex-ministre de l’Intérieur sous le précédent quinquennat de M. Macron. M. Castaner déclare ainsi que « François Ruffin choisit comme toujours la provocation et l’excès. Il reste au final fidèle à l’esprit de la France Insoumise : on insulte les vainqueurs (« bâtard »), on méprise le vote des Français, on refait constamment le match. Indigne d’un élu de notre parlement. » [2]
Bon, il y aurait beaucoup de choses à dire sur M. Castaner, concernant la « provocation et l’excès ». On pourrait parler de sa gestion de la crise des Gilets Jaunes : au 30 janvier 2019, il y avait « 144 blessés graves parmi les gilets jaunes et les journalistes, dont 92 par des tirs de lanceur de balle de défense. Au moins 14 victimes ont perdu un œil », d’après le journal Libération. [3] On pourrait parler du 1er mai 2019, lorsqu’il annonça une attaque de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris par des manifestants, dans le cadre des manifestations de la fête du travail, alors qu’il s’agissait, témoignages et vidéos à l’appui, de mouvements de foule visant à fuir des charges policières. [4] On pourrait parler des décorations de plusieurs policiers impliqués dans des enquêtes concernant des violences policières lors des Gilets Jaunes, le 17 juillet 2019. [5] « Indigne d’un élu de notre parlement », si vous voulez mon avis.
Mais bon, nous n’allons pas nous attarder plus longtemps sur son cas. Se moquer gentiment de M. Castaner, c’est un peu comme se moquer des frasques judiciaires des époux Balkany (Patrick et Isabelle) : c’est certes rigolo mais tout le monde l’a déjà fait.
On peut pointer un détail intéressant du tweet de M. Castaner : il accuse M. Ruffin d’insulter « les vainqueurs ». Cette idée d’un Macron dépeint en vainqueur, en comparaison d’un Ruffin dépeint, lui, en perdant, est récurrente dans les tweets des membres de LREM, quand il s’agit de tacler M. Ruffin. Il faut savoir que M. Macron et M. Ruffin ont fréquenté le même établissement scolaire au même moment : au lycée jésuite La Providence, à Amiens. L'actuel président était en classe de seconde tandis que le député LFI était en classe de Terminale, en 1992. D’après les deux hommes, ils ne se sont jamais parlé à l’époque, mais cette coïncidence a bien sûr suffi pour provoquer moults fantasmes et autres gossips chez certains journalistes et militants LREM. Deux hommes partis du même endroit mais aux destins différents : un destin de « winner » pour Emmanuel Macron, « Mozart de la finance » et élu président de la République à deux reprises, et un destin de « loser » pour François Ruffin, qui jamais n’atteindra le grand Emmanuel Macron et condamné à l’aigreur et aux insultes.
Vraiment ? Comment est-il arrivé là où il est, cet Emmanuel Macron, ce garçon si brillant ?
Ruffin parle longuement de cette opposition dans son livre Ce pays que tu ne connais pas, écrit pendant la crise des Gilets Jaunes. Cette opposition entre lui, élève discret, qui « se cachait derrière son cahier » en cours de Français, ayant le sentiment d’être un nul, zéro en estime de soi, et le futur président, cet élève si doué, montant sa pièce de théâtre, le seul à « parler sérieusement » avec ses profs, adulé, déjà, par tous, et à qui la vie ne semblait rien devoir refuser, ne faire aucun croche-pattes. Ça, ce sont les années lycées. Après viennent, quand même, les premiers échecs pour Macron : il rate deux fois les concours d'entrée à l'École Normale Supérieure (ENS), et c’est ici que Ruffin décrit le « début de l’imposture », avec la bénédiction de la presse, qui « adoube ‘normalien’ » Macron.
Pour reprendre une expression de François Ruffin, « qu’avez-vous fait de votre âme », M. Macron ? Tous les mensonges, tous les faux-semblants dont vous avez usés, et qui vous ont porté jusqu’à la présidence de la République, qu’ont-ils fait de vous ? Car désormais nous ne sommes plus en 2012, quand François Ruffin vous découvre, et qu’il s’étonne en vous voyant en photo : « Les visages sont marqués, normalement, on y devine la trace d’un échec, la griffe d’un drame, de la souffrance, de l’humain quoi. Mais vous non, c’est sans cerne, sans ride, sans bouton. » Dix ans après, on voit que vous avez vieilli, M. Macron. Cinq ans de présidence, Gilets Jaunes + Covid, ont fait leur œuvre. Et ce n'est pas fini : dans quel état serez-vous, M. Macron, en 2027, après cinq années supplémentaires de casse sociale, à faire « passer l’argent avant les gens » ?
Cette attitude, d’un François Ruffin impoli, grossier avec vous, me rappelle celle d’un personnage du roman de Philip Roth, Le complot contre l’Amérique. Cette uchronie, dans laquelle M. Franklin Delano Roosevelt est battu à l’élection présidentielle américaine de 1940 par M. Charles Augustus Lindbergh, célèbre aviateur ayant réellement existé, auteur de la première liaison New York – Paris par les airs, sans escale, en 1927. M. Lindbergh adopte alors une politique étrangère pro-Hitler, et une politique intérieure sapant peu à peu les droits des Juifs aux Etats-Unis, et la presse ne tarit pas d’éloges à son propos. Un seul chroniqueur radio ose s’opposer à lui, M. Walter Winchell (qui lui aussi a réellement existé). Mais, à cause de sa critique du président Lindbergh et parce que Juif, il se fait assassiner lors d’un meeting.
Lors de son enterrement, le maire de New York, M. Fiorello Enrico La Guardia, prononce l’hommage funèbre de Winchell, et à première vue, il ne le ménage pas, déclarant sans préambule : « Trêve de boniment préliminaire, (…) tout le monde sait bien que Walter [Winchell] n’avait rien d’un être merveilleux ». Ce Walter Winchell qui ne mâchait pas ses mots dans ses chroniques, qui s’est présenté à l’élection présidentielle américaine. « Cette candidature saugrenue était-elle exempte de tout délire égocentrique ? » interroge La Guardia. Et c’est vrai, François Ruffin n’est pas parfait, il a son propre égo d’homme politique. C’est impossible qu’il ait eu un comportement irréprochable avec tous les politiques, opposants comme amis, qu’il a croisés dans sa vie d’homme politique. Cependant, la Guardia continue en invoquant cette fois le président Lindbergh : « Seul Charles Lindbergh a des mobiles aussi purs que le savon Cadum quand il se présente à la présidence. » Ce président Lindbergh, si propre sur lui, si poli avec Adolf Hitler, allant même jusqu’à accueillir des dignitaires nazis à la Maison Blanche. « Ah oui, encore quelques différences notables entre Lindy l’infaillible et Walter le faillible. Notre président est un sympathisant fasciste, voire sans doute un fasciste abouti, et Walter Winchell était l’ennemi des fascistes. Notre président n’aime pas beaucoup les Juifs, c’est même sans doute un antisémite bon teint alors que Walter Winchell était juif, et l’ennemi inflexible et fort en gueule des antisémites. Notre président est un admirateur d’Adolf Hitler, il est sans doute nazi lui-même, et Walter Winchell était le premier ennemi de Hitler en Amérique, son pire ennemi. Voilà en quoi notre imparfait Walter était incorruptible – il l’était quand il le fallait. Walter parle trop fort, il parle trop vite, il parle trop –, oui, mais en comparaison, sa vulgarité a de la grandeur, et c’est la décence de Lindbergh qui est hideuse. »
Alors, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas en train de dire que notre cher président est un nazi. Je souhaiterais surtout parler de l’attitude de M. Macron par rapport aux hommes les plus riches de notre douce France. M. Bernard Arnault, M. Xavier Niel, M. Patrick Drahi, et tous les autres. C’est grâce à ces gens que Macron est là où il est. Ce sont eux qui l’ont financé, eux qui l’ont toujours soutenu. On comprend donc que M. Macron garde une certaine politesse avec ces gens-là. Finalement, ils se comprennent, ils font partie du même camp.
François Ruffin, au contraire, n’est pas poli avec les milliardaires, il ne partage rien avec eux. C’est M. Ruffin qui a réalisé Merci Patron !, documentaire dans lequel il expose, entre autres, la manière dont M. Bernard Arnault a démantelé l’industrie française afin d’accroître son profit personnel. Cela a valu à M. Ruffin et son journal Fakir d’être l’objet, tenez-vous bien, d’espionnage commandité par M. Arnault. Cela s’est su (pas doués les mecs), mais rassurez-vous, M. Arnault a payé 10 millions d’euros afin d’échapper à un procès qui aurait, à coup sûr, attiré une certaine attention médiatique. Dormons bien, la justice française fonctionne à merveille. [6] Enfin bref, François Ruffin ne s’est jamais compromis, il a toujours mis « ceux qui ne sont rien » au centre, tandis qu’Emmanuel Macron allait manger dans la main des milliardaires. Voilà en quoi la vulgarité de François Ruffin a de la grandeur, tandis que la décence d’Emmanuel Macron est hideuse.
On peut ainsi conclure sur cette opposition Ruffin/Macron : finalement ce sont un peu deux France qui sont opposées à travers ces deux personnages. Le camp des gens, des vraies gens, contre le camp de l’argent. La France des Gilets Jaunes contre la France du pognon. La France du réel contre la France recluse dans sa tour d’ivoire des faux-semblants, des arrangements entre amis. Cette opposition entre deux camps, un camp populaire et un camp bourgeois, aux intérêts opposés et dont l’un est opprimé par l’autre, a un nom : ça s’appelle la lutte des classes. Et au temps de la crise écologique, quand une partie minoritaire de la population continue à s’acheter des yachts tout en acquérant des propriétés en Norvège afin d’échapper aux conséquences du changement climatique, tandis que l’autre partie, majoritaire, subit de plein fouet l’explosion des prix du carburant et ne peut pas échapper aux inondations, ce concept de lutte des classes n’a jamais autant pris son sens qu’en ce début de XXIe siècle.
[2] Tweet de Christophe Castaner du 28 avril 2022
[3] Gilets jaunes : le décompte des blessés graves, Libération, 30 janvier 2019
[4] Fake news de la Pitié-Salpêtrière : le catastrophique Castaner aggrave son cas, Marianne, 3 mai 2019