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Billet de blog 5 mars 2013

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Berlusconi et le petit négationnisme quotidien

On le croyait mort, mais le Cavaliere Silvio Berlusconi est de la race des éternels : il renaît toujours de ses cendres. En pleine campagne pour les élections législatives, il commence à distiller ses bonnes phrases.

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On le croyait mort, mais le Cavaliere Silvio Berlusconi est de la race des éternels : il renaît toujours de ses cendres. En pleine campagne pour les élections législatives, il commence à distiller ses bonnes phrases. La dernière fait déjà date, puisqu'il l'a lâchée en marge de la journée de la mémoire au mémorial de la Shoah de Milan dimanche 27 janvier. Arrivé à l'improviste, il a trouvé bon d'égayer un peu l'ambiance en expliquant à quelques journalistes que les lois raciales fascistes de 1938 avaient été imposées à l'Italie par Hitler, et qu'il s'agissait là de « la seule erreur de Mussolini », qui par ailleurs avait fait « de bonnes choses ». [Voir au bas de ce texte la traduction complète de son propos] Une petite phrase à Milan qui a assurément provoqué une tornade à Rome, où Alessandra Mussolini, députée et petite-fille du dictateur, a quitté un plateau télé après qu'un journaliste lui a dit n'avoir aucun respect pour son grand-père. Elle est partie en traitant le journaliste de « tête de cul ». Voilà pour l'anecdote cocasse. Pour ce qui est de l'histoire, certains auront à cœur de se demander quelles sont les « bonnes choses » qu'a faites Mussolini. C'est Fabrizio Cicchitto, président de groupe du parti des libertés à la chambre des députés, qui le premier tente de désamorcer la bombe, en expliquant que « le débat instrumentalisé qui s'est ouvert détourne le sens des paroles de Berlusconi, qui se référait évidemment aux politiques d'aide sociale et de soutien aux familles du Duce ». Un propos qui est étayé par un autre tartufe : Gianluca Iannone, leader du mouvement néo-fasciste Casapound, nous éclaire sur ce point dans une interview accordée au Huffington post italia. Il fait la liste des bons points mussoliniens : la bonification des Marais pontins, l'État social, le développement de l'industrie, l'alphabétisation de la nation, la sécurité sociale, la lutte contre la mafia. Le problème, c'est qu'il est vrai que Mussolini a entrepris et mené à bien tous ces chantiers. Donc l'affirmation selon laquelle « Mussolini a fait de bonnes choses » n'est pas historiquement fausse. Bien sûr, celui qui se permet une telle déclaration devrait immédiatement la ponctuer en parlant des lois fascistissimes, appliquées dès 1925, soit trois ans à peine après la prise de pouvoir fasciste. Ces lois comprenaient, pêle-mêle : le parti unique, la paralysie du parlement, la fusion du Parti national fasciste et du gouvernement, la fin des administrations locales élues, la censure, l'instauration d'un État policier et répressif, l'assignation à résidence des opposants, un tribunal spécial pour les délits mettant en danger la sécurité de l'État, et l'instauration de l'Ovra (Office de vigilance et de répression de l'antifascisme), c'est à dire une police politique. En un mot, Mussolini instaure un État autoritaire. Donc un État autoritaire - qui deviendra totalitaire -, mais aussi un État social : un terreau favorable au révisionnisme de tout poil.

Voyons maintenant de plus près la question juive. Dans un premier temps, il convient de souligner que les juifs ont eu une existence paisible sous le régime fasciste avant 1938. Renzo de Felice, historien italien qui fait autorité en la matière, détaille le rapport de la communauté juive d'Italie avec le régime fasciste dans Histoire des Juifs italiens sous le régime fasciste (Einaudi, 1993). Il estime à 350 le nombre de juifs italiens ayant participé à la Marche sur Rome (prise de pouvoir fasciste en 1922), alors que 746 étaient inscrits aux faisceaux de combats, qui sont ensuite devenus le Parti national fasciste. Certains Juifs ont même exercé des responsabilités importantes au sein du régime, et beaucoup ont combattu pour l'Italie fasciste lors des différentes conquêtes coloniales. Quant à Mussolini en personne, il a entretenu des relations peu discrètes avec sa maîtresse et conseillère politique Margherita Sarfatti, femme juive originaire de Venise, pendant près de 15 ans. L'historien Pierre Milza, dans sa monumentale biographie de Mussolini, détaille cette question. Il précise que l'Italie, à la différence d'autres pays européens dont la France, n'avait pas connu d'antisémitisme de masse au début du siècle. Dans ses entretiens avec l'écrivain allemand Emil Ludwig, Mussolini précisait même, au début des années 1930, que « l'antisémitisme n'existe pas en Italie […] Les Juifs italiens se sont toujours bien comportés comme citoyens, et comme soldats ils se sont bien battus ». Dès lors, le fascisme italien est effectivement éloigné, jusqu'au milieu des années 1930, de l'antisémitisme biologique nazi.

Ensuite, Berlusconi pense que le régime fasciste a agi sous la pression de l'Allemagne qui lui a imposé les lois raciales. Il convient de désamorcer cette idée. Milza l'affirme tout de go : « Une chose est certaine : ce n'est pas sous la pression allemande que le Duce a choisi de s'engager sur la voie de l'antisémitisme d'État ». Les propos de Galezzo Ciano, gendre du Duce et à l'époque ministre des Affaires étrangères, viennent corroborer cette thèse. Le racisme d'État n'a d'ailleurs pas commencé avec la promulgation des lois raciales de 1938, mais déjà dans les années 1920 et 1930 les persécutions s'appliquent aux populations colonisées d’Érythrée, de Somalie et d'Ethiopie. Ainsi les termes de « défense de la race », d'« hygiène de la race » et de « prestige de la race » sont bien présents dès le début des années 1930 chez les hiérarques et dans la presse fascistes, préparant ainsi la future trahison des 47 000 Juifs italiens qui se sont retrouvés, du jour au lendemain, des êtres inférieurs ennemis de l'État. Donc si le rapprochement avec l'Allemagne nazie est effectivement un facteur diplomatique ayant contribué à la promulgation des lois antisémites de 1938, le racisme est en réalité bien présent dès le début des années 1930 en Italie, qui n'a pas attendu l'Allemagne pour pratiquer une politique de discrimination à l'égard des minorités ethniques.

L'historien Pascal Ory appuie cette idée selon laquelle Mussolini n'a pas attendu le régime nazi pour appliquer un racisme d'État. Dans son ouvrage Du fascisme, il précise que « la politique raciale italienne n'est ni un alignement, ni une conversion, mais une radicalisation : elle s'inscrit beaucoup plus dans la continuité que dans la rupture. […] Ne voir que la part d'imitation est faire peu de cas de l'autre versant de l'analyse : la prédisposition ». Il précise ainsi que pour l'Italie de 1938, « l'identité supposée étrangère devient insupportable, en vertu de cette sorte de loi d'accélération totalitaire qui meut, à la fin de la décennie [les années 1930], les trois régimes de ce type ».

Cette prédisposition et cette accélération totalitaire s'inscrivent dans la logique de radicalisation des régimes. Ainsi ils ont besoin, pour nourrir leur terreur, de trouver ce que la philosophe Hannah Arendt appelle, dans Les origines du totalitarisme, des « ennemis objectifs ». Selon elle, les régimes totalitaires ont un besoin organique de trouver des ennemis. Elle estime ainsi que « s'il n'était question que de la haine des Juifs ou des bourgeois, les régimes totalitaires pourraient, après la perpétration d'un unique et gigantesque crime, en revenir à des règles de vie et de gouvernement normales. Comme on le sait, c'est l'inverse qui est vrai. La catégories des ennemis objectifs survit aux premiers adversaires, idéologiquement définis, du mouvement : de nouveaux ennemis objectifs sont découverts au gré des changements de circonstances ». Le philosophe continue en rappelant que « les nazis, devant l'achèvement prochain de l’extermination des Juifs, avaient pris les premières disposition nécessaires pour la liquidation du peuple polonais », quant aux Bolchéviques, après avoir décimé les descendants de l'ancienne classe dirigeante, « appliquèrent à plein la terreur contre les koulaks au début des années 1930, qui furent suivis par les russes d'origine polonaise entre 1936 et 1938, les Tatars et les Allemands de la Volga pendant la guerre, la communauté juive de Russie après la fondation d'un État juif ». La logique de l'ennemi objectif marche à plein dans le cas italien : Mussolini, fondateur d'un mouvement politique contestataire en 1919, indique comme « ennemis objectifs » les classes dirigeantes bourgeoises ; à partir de 1921 s'opère une militarisation du fascisme, dont les milices vont être soutenues par les pouvoirs publics pour écarter le péril révolutionnaire, c'est un retournement à 180 degrés qui indique désormais les « ennemis objectifs » comme étant les socialistes réformistes et les communistes. C'est ce que l'un des fondateurs du Parti communiste italien, Angelo Tasca, a appellé la « contre-révolution posthume et préventive ». Les ennemis objectifs du régime deviennent ensuite les contre-pouvoirs de tout ordre, de la mafia aux groupes antifascistes. L'ennemi est ainsi défini en fonction des besoins du mouvement qui, nous rappelle Arendt, « dans sa progression, n'a de cesse de buter sur de nouveaux obstacles à éliminer ».

Une fois ces considérations dites, nous ne nous épancherons pas sur le fait de savoir si Silvio Berlusconi a fait cette déclaration dans un but électoral : il en va de soi. De même qu'il va de soi qu'une partie non négligeable des Italiens pense comme lui. Ce qui est plus étonnant, c'est que Berlusconi parle de « bonnes choses » en parlant de la politique sociale de Mussolini, lui qui a réduit l'éducation et la santé publiques au néant. Par contre, on sait que le Cavaliere Berlusconi n'en est pas à ses premières déclarations racistes. Ainsi, la logique voudrait que Berlusconi s'identifie plus facilement à la politique raciste de Mussolini qu'à sa politique sociale. Mais peut-être est-ce plus difficile à assumer.

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Le propos entier de Berlusconi : « Il est difficile de se mettre aujourd'hui à la place de ceux qui prenaient les décisions à l'époque. Certainement que le gouvernement de l'époque, par crainte que la puissance allemande se concrétise dans une victoire générale, a préféré être son allié plutôt que de s'opposer à elle. Et cette alliance comprenait l'extermination des juifs. Les lois raciales sont la pire erreur d'un leader, Mussolini, qui sur beaucoup d'autres aspects avait fait de bonnes choses. Donc l'Italie n'a pas la même responsabilité que l'Allemagne, et la connivence avec le nazisme n'a pas été au début complètement consciente. Il ne faut évidemment pas que cela se répète. En se mettant à la place des déportés, on comprend la tragédie abyssale de l'époque ».

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