La couverture futuriste, le nom évocateur, le préface de Dino Nessuno (« nessuno » signifie « personne » en italien): tout dans cette édition des chroniques d'Italo Svevo a le goût de la justesse. Ettore Schmitz, fils de Franz Schmitz, juif allemand, et de Allegra Moravia, italienne, est né le 19 décembre 1861 à Trieste, dans une famille bourgeoise. Cinquième d'une lignée de huit enfants, cet érudit est formé à la sauce austro-hongroise, en lisant Schopenhauer et en écoutant Wagner. Loin de renier ses origines, il les revendique, comme pour s'en affranchir, et choisit son pseudonyme en conséquence: Italo Svevo. Svevo signifie souabe en italien. Le jeune juif passe un temps en Bavière pour étudier le commerce, avant de revoir sa Trieste, de cumuler les petits boulots et d'écrire, un peu par hasard, un peu par dépit. Les morts consécutives de son frère et de son père, sa situation professionnelle inégale le poussent vers l'écriture de comédies, puis de deux romans: La Senilità et Una Vita, qui sont largement ignorés du grand public et de la critique. Pendant la grande guerre, Svevo ne bouge pas de sa Trieste natale et reste neutre, protégé par sa nationalité autrichienne. Ce qui lui permet d'étudier l’œuvre de Freud, qu'il vient de découvrir, et d'en traduire une partie. Traduction qui donnera lieu à son chef d’œuvre, reconnu comme tel plus tard, La conscience de Zeno, considéré comme le premier roman psychanalytique. Avant que Trieste soit rattachée à l'Italie (par le traité de Rapallo signé en 1922) il se rend régulièrement en Angleterre pour le compte du premier quotidien triestin italien La Nazione, pour qui il écrit des chroniques. Une partie est réunie dans cet ouvrage, qui répond au nom évocateur de Modernité.
À la lecture des chroniques du journaliste romancier, on a souvent l'impression que Svevo partage une pensée avec vous. L'ouvrage commence par exemple avec un article intitulé Fumer paru dans L'Indipendente du 17 novembre 1890, qui donne tout de suite le ton: « Je viens d'apprendre que Jules Claretie avait publié un roman intitulé La Cigarette, que je ne lirai pas. En effet, j'imagine qu'il s'emploie à dénoncer, pour autant qu'un roman puisse le faire, les méfaits de la cigarette. Je ne le lirai pas parce que nous, les fumeurs, savons déjà fort bien que fumer nous fait du mal et n'avons nul besoin d'en être convaincus. Mais nous continuons à fumer parce que... ou même sans "parce que". Quand on a succombé à ce vice et qu'on a résisté à d'âpres combats, il ne semble guère judicieux d'aller s'affliger devant le spectacle de sa propre faiblesse ». Certes, Italo Svevo voit la perfide Albion comme une terre de duplicité, entre le ressenti de sa population et l'humanité qui se dégage de ses salles de cinéma. Il cite anonymement un gentleman du XIXe siècle: « Si nous étions honnêtes ne serait-ce qu'un jour, nous serions perdus », avant de le commenter: « C'est ainsi qu'un étranger en sait long sur la politique de ce pays. Mais pour un étranger, tout le monde est perfide. Même nous, les Italiens, descendants de Machiavel ». Svevo continue ainsi dans une quasi psychanalyse du peuple anglais, avec une description drôle et sagace de « la gentillesse et la bonne éducation anglaise », ces qualités qui « forment presque une loi non écrite qui intègre ses consœurs civiles et pénales », expliquant comment le rugby, jeu éminemment anglais, serait devenu un pugilat sans le « kindness » anglais, ou comment, à Londres, « on sort d'une foule sans une contusion ». Mais ce n'est qu'une introduction, car toujours soucieux de préciser ses propos, d'équilibrer la balance, de viser juste, Svevo explique que si ce peuple est aussi « kindness » et « fair », c'est peut-être aussi un peu pour cela qu'il garde un Ulster et une Irlande aux aguets, par les fautes d'un Sir Edward Carson cruel, « Le plus fanatique des Anglais […] véritable responsable de la situation actuelle de l'Irlande ». Si cette question irlandaise le préoccupe tant, c'est qu'on imagine qu'il en parle longuement avec son ami et ancien professeur James Joyce. Avec Les transports, le Théâtre et cinématographe, ou la simple description de son quartier, Svevo analyse l'Angleterre et le peuple anglais à travers une grille de lecture quotidienne, accessible, à échelle humaine. On y voit le début du déclin de la grande ère industrielle, les montées des totalitarismes européens, et l'avènement de la vitesse dans les sociétés modernes. Svevo pose son regard ingénu sur chacun de ces phénomènes de manière naturelle et élégante. C'est le talent d'un homme simple, qui regarde ce siècle qui ne l'a pas été ; d'un homme humble, comme ce siècle en a peu fait.
Italo Svevo, Modernité. Chroniques traduites et présentées par Dino Nessuno. Finitude 2011, 152 pages 15,50 euros.