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Billet de blog 18 février 2013

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Quelques jours avec Hitler et Mussolini

Imaginez Hitler s'exclamant « Schöne Frauen ! » (« Belles femmes ! ») à la vue de coquettes romaines déambulant sur la via Venezia au printemps 1938. Le Führer semblait là, selon toute vraisemblance, satisfaire à un usage qu'il pensait tout italien en vue de se faire bien voir de son hôte. Mais rattrapé par ses convictions, il ne tarde pas d'ajouter que si ces femmes ont la cambrure prononcée, c'est grâce aux dures années de labeur à porter des paniers sur leur tête, ce qui de toute évidence ne s'applique pas à la bourgeoisie romaine de l'époque.

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Imaginez Hitler s'exclamant « Schöne Frauen ! » (« Belles femmes ! ») à la vue de coquettes romaines déambulant sur la via Venezia au printemps 1938. Le Führer semblait là, selon toute vraisemblance, satisfaire à un usage qu'il pensait tout italien en vue de se faire bien voir de son hôte. Mais rattrapé par ses convictions, il ne tarde pas d'ajouter que si ces femmes ont la cambrure prononcée, c'est grâce aux dures années de labeur à porter des paniers sur leur tête, ce qui de toute évidence ne s'applique pas à la bourgeoisie romaine de l'époque.

C'est ce genre d'anecdotes divertissantes que nous offre, dans un ouvrage réédité en français par Carnets Nord, Ranuccio Bianchi Bandinelli, archéologue et spécialiste d'art classique. En mars 1938, il reçoit du ministère de l'instruction publique, direction générale des arts, un télégramme lui signalant sa convocation à Rome. On lui signifie que sa connaissance de l'allemand, de l'architecture et des arts classiques, ainsi que sa « désinvolture mondaine » seront de bon ton pour accompagner Hitler et ses généraux pendant une semaine entre Rome et Florence, en compagnie du Duce, entre les galeries et musées, afin qu'il fasse part de sa culture aux hôtes du régime fasciste. D'abord réticent, Bandinelli propose d'autres noms, déjà évoqués et écartés, avant de se résigner, vaincu, sans apporter d'autres précisions que celle qui consiste à demander un ordre au ministère - auquel il est obligé de répondre par la favorable en tant qu'employé de l'état - plutôt que de répondre à une invitation. Batailler sur la procédure quand il ne vous reste que ça. Il reçoit l'ordre.

Une semaine dans le quotidien de deux monstres et de leur horde sauvage. Trop belle occasion pour ne pas en relater l'expérience dans un carnet, où Mussolini devient Mario, et Hitler, Silla. Ainsi Bandinelli, « l'homme qui sait tout » selon les bons mots de Mussolini, promène les deux hommes et leurs généraux de galeries en musées, se livrant à de petites expériences comme celle de poser des questions en vue d'obtenir des réponses qu'il s'amuse à prévoir. Ce qui intéresse dans l'ouvrage, c'est la posture des deux dictateurs devant la culture : on y apprend que Mussolini est « un homme influençable, prêt à défendre n'importe quelle thèse pour plaire à son interlocuteur », et qu'Hitler répète les explications de l'auteur à sa délégation en les passant à la moulinette de l'idéologie nazie, obsédé qu'il est par « cette idée hystérique, presque freudienne, du bolchévisme destructeur ». L'auteur se plait à constater que « de toute évidence, les deux hommes ne s'apprécient pas ».

Mais le petit ouvrage, tiré de son Journal d'un bourgeois (paru chez Mondadori en 1948), ne fait pas que relater les quelques jours de souffrance certaine qu'a vécu Bandinelli. L'auteur y révèle également comment, avant de s'acquitter de sa mission, il a eu l'esprit perturbé par des tourments remettant en cause sa place de spectateur : « Si l'occasion se présenta jamais d'organiser un attentat, double de surcroît, ce fut bien à ce moment-là ». Bandinelli explique alors qu'il avait toute liberté de choisir les trajets, d'ordonner que la voiture ralentisse sous prétexte d'admirer tel ou tel monument, et que la police fasciste le plaçait au-dessus de tout soupçon. Il prend donc soin, quelques jours avant la date fatidique d'arrivée de la délégation allemande sur le territoire transalpin, de s'afficher en compagnie d'antifascistes notoires dans le centre de Rome, de vérifier si son appartement est sur écoutes : sans résultat. Lui, « l'antifasciste théorique » comme il se plait à le rappeler, ne semblait pas constituer un danger pour les deux dictateurs. Jamais ces quelques « chimères » qui lui traversent l'esprit ne se concrétisent, alors que, précise-t-il, pendant les mêmes semaines à Berlin, les généraux et fonctionnaires qui allaient échouer lamentablement le 20 juillet 1944 préparaient déjà leur putsch. Absence de lucidité ? De réseau ? L' « antifasciste théorique » ne peut-il pas se lancer dans la pratique ? Bandinelli l'explique surtout par le fait que, lui comme d'autres font partie de cette classe sociale qui, si elle s'oppose aux régimes en place, se révèle inexorablement incapable d'infléchir l'histoire. Lui pour qui la seconde guerre mondiale était une « nécessité historique » afin de « faire éclater en Europe la question du socialisme » se réfugie dans une réponse pour le moins surprenante : « Les deux régimes, même décapités, ne resteraient-ils pas en place, puisque aucune relève politique ne semblait prête ? ».

Si les questionnements de Bandinelli n'ont pas manqué de susciter des débats passionnés, Angelo Caperna, auteur d'un documentaire sur Bandinelli, donne des éléments de réponse en postface. Le concept « d'homme médiocre » développé par l'auteur est à la base de tout son cheminement : lui l'homme discret, l'homme ordinaire, n'a d'autre rôle dans l'histoire que celui de l'écrivain, du témoin. « Les hommes supérieurs, exceptionnels, sont d'une grande gêne pour leurs proches. Je ne veux constituer une gêne pour personne et déteste me faire remarquer ». Bandinelli est devenu un « homme médiocre » quand sont arrivés sur la scène les « surhommes ». Quand ces derniers ont disparu, il est resté antifasciste et a écrit, ne cessant, selon Angelo Caperna, de clamer « son opposition à toute héroïsation de la vie et à toute exhibition de muscles, particulièrement moraux ou idéologiques » : c'est le plus beau legs qu'il pouvait nous laisser.

Ranuccio Bianchi Bandinelli, Quelques jours avec Hitler et Mussolini, éd. Carnets Nord, octobre 2011. 92 pages, 8 euros.

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