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Billet de blog 27 décembre 2014

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Manifeste incertain 3 : la fin de Walter Benjamin, à la frontière avec Ezra Pound

Avec le troisième tome de son « Manifeste incertain », Frédérick Pajak atteint le sublime dans son travail « à la frontière » : entre l'essai, le roman, la biographie ; le dessin, la peinture, la fresque ; et surtout, entre la petite histoire et la grande : alors que les dessins à l'encre de chine scandent les visages, les paysages, les impressions de la grande histoire, sa plume nous accompagne dans la petite histoire : celle de la vie du philosophe juif allemand Walter Benjamin, entrecoupée de celle du poète américain Ezra Pound.

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Avec le troisième tome de son « Manifeste incertain », Frédérick Pajak atteint le sublime dans son travail « à la frontière » : entre l'essai, le roman, la biographie ; le dessin, la peinture, la fresque ; et surtout, entre la petite histoire et la grande : alors que les dessins à l'encre de chine scandent les visages, les paysages, les impressions de la grande histoire, sa plume nous accompagne dans la petite histoire : celle de la vie du philosophe juif allemand Walter Benjamin, entrecoupée de celle du poète américain Ezra Pound.

Ce troisième tome - qui a reçu le prix Médicis de l'essai - commence avec le retour de Benjamin à Paris, au 10 Rue Dombasle, à la fin de l'année 1938. Quelques commentaires dubitatifs sur L'Amérique de Kafka, suppression de ses revenus liés à son activité pour l'Institut de recherches sociales, annexion par le IIIe Reich de la partie occidentale de la Tchéquie : l'année 1939 aurait pu mieux commencer. En mars, il écrit à un ami : « Les charmes du monde actuel sont à mes yeux trop faibles, les promesses du monde futur trop incertaines, pour que je m'y résolve ». C'est le début d'un long désespoir.

En septembre la Pologne est annexée et l'Angleterre et la France déclarent la guerre à l'Allemagne. Le gouvernement Daladier ordonne à tous les Allemands et Autrichiens sur le sol français, réfugiés ou sympathisants du régime hitlérien, de rejoindre les camps de rassemblement. S'en suivent neuf jours dans un stade à Colombes dans des conditions pitoyables, puis ce sera le camp de travailleurs du château de Vernuche, du côté de Nevers. Il dort à même le sol, mange mal, et ne peut pas travailler en raison de son faible état de santé, ce qui lui fait dire : « Me retrouver un jour à la terrasse d'un café et me tourner les pousses, c'est tout ce que je désire encore ». Mais dans le camps, il ne se tourne pas les pouces. Il donne des cours de philosophie en plein air, fonde un journal qui rassemble tout ce que le camps concentre d'intellectuels au sein d'un comité de rédaction exigeant, et surtout : il arrête de fumer. Et s'en explique : « Je ne peux supporter les conditions de vie du camp que si je suis obligé de mobiliser toutes mes forces pour les concentrer sur un effort important. Cet effort dans le cas présent, c'est cesser de fumer. Cela devient, par conséquent, ma bouée de sauvetage ».

De la libération du philosophe allemand, de son retour à Paris, de sa fuite vers Lourdes puis Marseille deux jours avant la proclamation des lois raciales, l'auteur raconte par coup de pinceau la fin de vie de ce génie dont Théodor W. Adorno disait qu' « il n’était pas le talent qui se construit calmement mais le génie qui se trouve en nageant à contre-courant avec l’énergie du désespoir ». Son récit dessiné est un séquencier, un film sur papier.

Mais le travail « à la frontière » de Frédérick Pajak est aussi un travail de subtil équilibre, sorte de pendule de l'histoire, entre l'extrême lucidité d'un Walter Benjamin souffrant et la folie douce d'un Ezra Pound exubérant. En 1939, alors que Benjamin sombre dans un désespoir dont la seule lueur sera la suicide, Pound prend le bateau pour gagner les États-Unis et tenter de convaincre le président Rossevelt de ne pas entrer en guerre contre l'Italie, sa patrie d'adoption. Il n'est pas reçu et retourne en Italie, où il supporte activement le régime fasciste. Il anime une émission de radio hebdomadaire où il laisse parler son zèle, ce qui inquiète les italiens et les américains. Ezra Pound vit dans son siècle, et il a trouvé en Italie ce qu'il cherchait ailleurs : la modernité et la vitesse.

Pendant que Walter Benjamin, homme du XIXe siècle, travaille sur Baudelaire et la flânerie à Paris, relève que les flâneurs dans les passages parisiens, vers 1840, se promenaient avec une tortue et marchaient au rythme de l'animal, affirme que tout régime moderne et rapide est forcément tyrannique, Ezra Pound, homme du XXe siècle, fonde l'Imagisme, la revue Blast, il est l'ami des futuristes italiens, de James Joyce et d'Ernest Hemingway, qui dira de lui : « Tout poète né dans ce siècle ou dans les dix dernière années du précédent qui peut honnêtement dire qu'il n'a pas été influencé par Pound ou n'a pas beaucoup appris de son œuvre mérite la pitié plutôt que les reproches. Le meilleur de ce que Pound a écrit […] durera aussi longtemps que la littérature ».

Ce sont les destins de ces deux génies enfermés que raconte Pajak. Celui de Walter Banjamin, enfermé par l'histoire, qui fuit la France et la déportation, mourra suicidé dans un hôtel de Port-Bou, juste après avoir franchi la frontière Catalane. Dans l'anonymat le plus total, il reçoit une cérémonie catholique, lui le juif allemand dont le corps n'a jamais été retrouvé, probablement jeté dans une fosse commune. Avant d'avaler une quantité suffisante de morphine il écrit : « Je n'ai pas d'autre choix que d'en finir. C'est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connait que ma vie va s'achever. » Il a 48 ans. Jusqu'au bout il aura travaillé à ses Thèses sur le concept d'histoire

L'autre destin c'est celui d'Ezra Pound, génie enfermé dans son idéologie, mais aussi enfermé par l'Amérique, son pays natal, en 1945, pour trahison, d'abord dans une prison, puis dans un asile d'aliénés dans lequel il n'a ni meuble ni fenêtre, dort sur du ciment, et dans lequel un malade sur deux porte une camisole de force. Après treize ans d'internement il passe la frontière Atlantique sur le Cristoforo Colombo avec sa femme et sa maîtresse, rentre en Italie où il est accueilli par une marée de journalistes, fait le salut fasciste et lance : « L'Amérique tout entière est un asile d'aliénés ! » Il a 73 ans. Jusqu'au bout il aura travaillé à ses Cantos

Deux destins « à la frontière », qui sont allés contre l'histoire. Qui ont, en quelque sorte, incarné le matérialisme historique benjaminien, en bifurquant, en arrachant au temps leur objet historique condensé des tensions du XXe siècle : leurs propres vies.

Frédérick Pajak, Manifeste incertain 3
Les édition Noir sur Blanc, 2014, 220 p., 23 euros.

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