Une maxime (dont je ne retrouve pas la référence) dit en substance : une société avance par ses extrêmes et vit par son milieu. Le milieu représente l’opinion majoritaire et les extrêmes les courants qui viennent la faire évoluer, la bouleverser, en transformer les représentations, les valeurs, les codes. De tous temps, des petits groupes à la marge des organisations dominantes, qu’elles soient politiques, religieuses, économiques, ont créé une forme de disruption dans la pensée qui domine leur époque et ont parfois fini par devenir les nouveaux majoritaires.
L’écologie1 est à mon sens LA pensée disruptive et structurante du XXIème siècle, qui est amenée à remplacer celle du capitalisme financiarisé, techno-libéral. Pour des raisons objectives (la sixième extinction de masse des espèces, le dérèglement climatique, l’explosion des inégalités) mais également pour des raisons philosophiques (la perte de sens au cœur d’un matérialisme effréné, les échecs de la démocratie représentative, la remise en question de la prééminence de notre espèce sur les autres, etc.). Il me semble donc absolument naturel, voire tout à fait nécessaire que le mouvement écologique comporte à la fois des radicaux et des modérés2. Que des écologistes plus radicaux défrichent les idées, avancent les moyens d’actions les plus ambitieux et que des écologistes plus modérés démocratisent ces idées pour le plus grand nombre. Et il est sans doute nécessaire qu’ils se rejoignent tactiquement dans certaines périodes cruciales. Il y a douze ans, lorsque nous avons créé le mouvement Colibris avec Pierre Rabhi, le courant de pensée que Pierre et d’autres décroissants représentait était considéré comme radical. Nous avons travaillé à le démocratiser. Aujourd’hui, des points de vue plus radicaux se font entendre et c’est tant mieux. Je ne vois pas au nom de quoi nous pourrions décréter détenir, une fois pour toute, une quelconque vérité sur la question. Nous partons tous d’un endroit pour comprendre le monde. De notre milieu, de nos références intellectuelles et culturelles. Je suis né dans un milieu bourgeois, urbain, favorisé, peu concerné par les questions écologiques. Ma compréhension de ces phénomènes n’a cessé d’évoluer depuis que j’ai commencé à m’y intéresser il y a quinze ans. Et je suis certain que cela continuera. Elle serait radicalement différente si j’étais né dans la forêt amazonienne… Je partage donc le point de vue de Maxime Chédin lorsqu’il dit qu’« Être radical c’est plutôt réussir à inquiéter les positions inabouties de l’écologie dominante, trouver les voies pour la contraindre à s’auto-critiquer et à se dépasser. » C’est vrai. Encore faut-il que les positions des radicaux soient elles-mêmes abouties ou capables de se remettre en question… Mais j’y reviendrai plus tard.
Les échecs des stratégies « majoritaires »
Certes l’écologie majoritaire a échoué ces dernières décennies. D’abord dans le champ politique. Les mouvements écologistes, en France et dans le monde, n’ont pas su capitaliser sur l’émergence en Occident d’un récit en rupture avec le narratif capitaliste/matérialiste dans les années 60-70 pour le transformer en projet solide. Le tournant libéral des années 80 a, sur ce plan, été décisif, remportant la bataille politique, financière et culturelle, enterrant les aspirations du mouvement Beat, puis hippie qui avait trouvé son apogée contestatrice en 68 et donné lieu à la création de multiples initiatives comme le jour de la Terre le 22 avril 1970 qui rassembla la bagatelle de 20 millions d’Américains (serait-ce imaginable aujourd’hui ?), au Rapport Meadows pour le Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972, à la première participation écologiste aux présidentielles en France avec René Dumont en 1974, etc. Ce point mériterait de plus ample développement pour comprendre comment et pourquoi. Ce qui est sûr, comme le souligne la longue enquête du NY Times « Losing Earth: The Decade We Almost Stopped Climate Change », c’est qu’il eut peut-être été possible d’enrayer le changement climatique entre 1979 et 1989 alors que la science était déjà claire sur ces enjeux et que nous avions plus de marge de manœuvre. Mais, piégés dans le narratif de la croissance et du capitalisme (et sans doute partiellement consentants), les partis verts n’ont par la suite constitué que de faibles oppositions ; tâchant de faire passer des mesures d’ajustement au modèle dominant, sans le remettre profondément en question.
De notre côté, nous, écologistes « majoritaires » citoyens, même animés de stratégies différentes (le Défi pour la Terre de la FNH, en France, n’avait pas forcément grand chose à voir avec l’appel à reprendre son autonomie alimentaire, énergétique, économique dans les Oasis de Pierre Rabhi et Colibris) avons historiquement passé beaucoup de temps à nous concentrer sur les actions individuelles sans nous attaquer à certaines causes politiques, idéologiques, plus systémiques. Nous avons passé trop de temps à tenter de faire évoluer le pouvoir politique ou économique en place (Pacte écologique, Grenelle de l’environnement, pétitions contre des grandes entreprises), ou à l’ignorer considérant que la solution viendrait des alternatives citoyennes (la posture des colibris). Sans doute naïvement. Sans voir à quel point le modèle capitaliste était anthropophage et qu’il intègrerait progressivement nos critiques pour s’habiller de nos arguments. Et ainsi, ne pas changer. Nous n’avons sans doute pas engagé le combat au niveau où il devait l’être. Et sans doute sommes-nous toujours très en deçà de ce qu’il faudrait entreprendre et devons-nous apprendre de ce que les plus radicaux entreprennent (boycottage, blocages, actions de désobéissance civile, etc.). Je conviens de tout cela. C’est d’ailleurs pour marquer cette évolution que j’ai écrit le Petit Manuel de Résistance Contemporaine.
Mais de leur côté les stratégies des radicaux ont elles aussi besoin d’être questionnées. Que proposent-elles aujourd’hui pour engager suffisamment de personnes dans la désobéissance civile, le boycott et l’interposition ? Pour le moment ces actions restent ultra minoritaires et donc peu efficaces. Car pour un grand nombre d’habitants de cette planète la course à la croissance matérielle est toujours l’horizon principal (même parmi les « révolutionnaires » gilets jaunes) : gagner de l’argent pour survivre, pour être libre et jouir sans entrave, pour être reconnu, pour faire partie de cette glorieuse histoire diffusée à longueur de journées par les télévisions, les smartphones, les publicités du monde entier. Par ailleurs, chez de nombreux êtres humains le besoin de sécurité prime -au moins à court terme- sur le besoin de sens. Une grande majorité a peur de la violence et du chaos. C’est entre autre pour cette raison que des stratégies impliquant une forme d’affrontement qui peuvent devenir violents sont difficiles à étendre et ne s’exercent que sous forme de guérilla. Et qu’il me semble que la palette des stratégies non violentes (même radicales) est plus à même d’entraîner un large mouvement à sa suite.
Trois objectifs communs et beaucoup de questions
Nous avons, à priori, besoin d’accomplir trois choses pour répondre aux immenses défis qui se présentent à nous :
- arrêter la destruction des écosystèmes et le dérèglement du climat en mettant en échec le système capitaliste qui les produit ;
- préparer nos sociétés aux chocs qui vont les percuter dans les années à venir ;
- élaborer un autre modèle d’organisation des sociétés humaines, soutenable et équitable.
Ces objectifs sont considérables et extraordinairement complexes. Qui peut avoir la prétention de savoir comment il faut réellement s’y prendre ? Certainement pas moi. C’est la raison pour laquelle, dans mon dernier ouvrage, je me contente de délimiter ces objectifs incontournables et que sur cette base j’évoque plusieurs réponses possibles, qui s’incarnent dans des récits, à géométrie variable (depuis les récits décroissants totalement low tech, jusqu'à des récits hybrides comportant encore quelques technologies complexes).
Car déterminer des stratégies communes et efficaces demandent de répondre à un certain nombre de questions parmi lesquelles :
- Pouvons-nous espérer trouver des solutions dans le cadre de nos démocraties ou non ?
- Les stratégies pour stopper la destruction et le réchauffement doivent-elle être politique, citoyenne ou les deux ? Peuvent-elles aboutir sans faire usage de la violence ?
Les plus modérés comme la plupart des grandes ONG prônent de contraindre les États et les entreprises à agir par la pression populaire ou juridique. Ceux qui poussent un cran plus loin la radicalité appellent à la désobéissance civile comme le mouvement Extinction Rebellion, les Amis de la Terre ou ANV 21 en France. A l’origine moins radical, David Holmgren, l’un des inventeurs du concept de permaculture reconnaît pour sa part que les stratégies « bottum-up » consistant à développer des communautés résilientes en marge du système dominant demanderait plusieurs générations pour être efficaces et ne peuvent répondre à une perspective d’effondrement dans les décennies à venir. Il avance donc l’hypothèse que seule une stratégie visant à mettre à terre le système économique et financier (une crise de 1929 en bien pire) serait à même de réduire suffisamment les émissions de GES et d’obliger toutes les sociétés humaines à se réorganiser3. Stratégie qui se rapproche des celles évoqués par les mouvements les plus radicaux, comme Max Wilbert de la Deep Green Resistance qui imaginent quant à eux « s’attaquer aux points névralgiques de l’infrastructure industrielle mondialisée (transport, communication, finance, énergie, etc.) afin de la détruire, dans le but d’entraîner une « défaillance en cascade des systèmes4».
On mesure le grand écart. Et parfois, la difficulté d’anticiper les conséquences des options choisies (que je pointe comme un possible facteur d’échec dans le Petit Manuel de Résistance à propos d’Occupy Wall Street, de la révolution égyptienne ou de Nuit Debout). Car que se passera-t-il par exemple lorsque tout se serait effondré (si tant est que provoquer cet effondrement délibérément soit réalisable) dans le scénario des plus radicaux ? Je comprends que cette stratégie est une sorte d’acte désespéré, faute de mieux. Mais précipiter le chaos dans des sociétés qui ne sont en aucun cas organisées pour le surmonter pourrait non seulement provoquer la souffrance ou la mort d’un grand nombre de personnes mais également ouvrir la voie à des politiques de répression militaire, à l’émergence de leaders populistes et autoritaires qui pourraient rendre ces actions contre-productives avant même d’avoir abouti. Surtout si une large adhésion à une autre voie n’est pas construite en parallèle. Mais pour la construire il serait nécessaire de la définir.
Que serait une société vraiment écologique ?
Or, quelle type d’organisation humaine serait véritablement soutenable ? Et quels récits pourraient porter ces nouvelles visions de l’avenir ? Les options portées par des personnes se clamant écologistes vont du délire high-tech des Smart cities et de l’Internet-de-toutes-choses, jusqu’à la perspective de revenir à des modes de vie proches des peuples premiers. Grand écart difficile à concilier qui pose une infinité de questions. Par exemple, dans une perspective « centriste » où une civilisation plus soutenable garderait des outils, quelle serait la limite entre high-tech et low-tech ? Devons-nous tout jeter avec l’eau du bain et ne garder que des low-tech comme le suggèrent de nombreux écologistes radicaux ? Plus de scanner pour dépister les cancers ? Plus d’ordinateurs ? Plus d’Internet ? Plus d’usines, plus d’autoroutes, plus de villes ? Et plus d’Etat centralisé pour organiser la vie en commun ? Est-ce que, comme l’a écrit Nicolas Casaux de la Deep Green Resistance : « Les seuls exemples de sociétés humaines véritablement soutenables que nous connaissons appartiennent à cette catégorie des sociétés non industrialisées, non civilisées » ? C’est une idée extrême mais qui peut s’entendre. D’une part, la quasi-totalité des activités industrielles pratiquées par la civilisation dominante sur cette planète (infrastructures, bâtiments, production d’énergie, agriculture, réseaux de communication, etc.) conduisent à des destructions. De l’autre on peut avancer que la civilisation elle-même, telle qu’elle est apparue avec les Etats centralisés et l’agriculture, a conduit à l’asservissement d’une importante partie de la population. C’est en partie l’idée que défend le politologue et anthropologue James C. Scott dans son ouvrage Homo Domesticus lorsqu’il affirme que « l’existence « barbare » a sans doute été souvent plus facile, plus libre et plus saine que celle des membres des sociétés civilisées – du moins de ceux qui ne faisaient pas partie de l’élite. ». Nous pourrions donc considérer, dans une approche anti-spéciste et anarchiste que c’est inacceptable. De ce point de vue, les peuples indigènes d’Amazonie, du Chili, d’Australie ou d’Inde seraient les seuls groupes humains dont le mode de vie est véritablement écologique. Malheureusement, je ne suis pas certain que cette perspective soulève les foules, du moins à court terme. Car ces réflexions, aussi passionnantes soient-elles, se heurtent encore une fois à la puissance du récit dominant et à l’asservissement tant matériel qu’intellectuel qu’il a su produire. Par ailleurs, je ne suis pas totalement certain que tout ce que la civilisation a créé soit bon pour la poubelle. C’est pour cette raison que j’évoque le travail d’Isabelle Delannoy sur l’économie symbiotique comme une piste passionnante parmi d’autres (qui est assez rapidement caricaturée comme un nouveau capitalisme vert, ce qu’elle n’est pas) qui tente d’inventer de nouveaux modes d’interaction entre la civilisation humaine dominante et le reste des écosystèmes naturels.
Piste, car, à vrai dire, je n’ai pas la présomption de savoir pour tout le monde quel modèle serait le meilleur pour l’avenir de l’humanité. Idéalement c’est une réponse que nous devrions pouvoir apporter collectivement, démocratiquement en définissant ce que nous considérons acceptable ou non, ce qui est soutenable ou non, dans notre relation aux autres espèces. Mais pour cela il faut être capable de nous parler. De mettre nos efforts en commun. Et d'agir sur tous les fronts en attendant.
Pour moi, les écologistes doivent gagner une bataille de l’imaginaire en même temps qu’une bataille politique. Et, pour cela, trouver les ressorts d’une forme d’union sacrée entre différents courants. Car, de leur côté, les tenants du capitalisme néo-libéral sont non seulement solidaires pour protéger leurs intérêts, mais très bien organisés. Nous avons besoin des zadistes, des faucheurs volontaires, des désobéissants mais aussi des entrepreneurs sociaux, d'élus courageux, des ONG grand public, des romanciers, des cinéastes, des journalistes… des radicaux et des « majoritaires », mais à condition que la stratégie poursuivie par tous ces acteurs soit un minimum coordonnée. Et qu’est-ce qui pourrait permettre de le faire ? De se doter de cadre d’interprétation communs de la situation, des stratégies à adopter et des objectifs à atteindre. Soit une ébauche de récit commun.
Ce texte est issu d'un article écrit pour l'excellente revue Terrestres en réponse à une recension de mon livre "Petit Manuel de Résistance Contemporaine"
Notes
1. ↟ Dans son acception originelle : « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence » selon la définition d’Ernst Haeckel, qui doit également inclure la science des conditions d’existence entre les humains (répartition équitable des richesses, véritable démocratie, etc.)
2. ↟ Mais aussi des formes « dégénérées » d’écologisme devenues solubles dans le capitalisme de marché techno-libéral (capitalisme vert, greenwashing des multinationales, OGM-pour-sauver-la-planète, géo-ingénierie, etc.). Lire à ce propos Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello et La politique de l’oxymore de Bertrand Meheust
3. ↟ Voir son texte « Crash on demand »: http://holmgren.com.au/wp-content/uploads/2014/01/Crash-on-demand.pdf