Printemps 2014, accoudé au bastingage du ferry, le visage fouetté par le vent du large, humant le sel et l’iode que se disputaient des relents de kérosène et de rouille, je contemplais, bercé par la houle, la côte des Asturies qui approchait.
Après les inévitables péripéties inhérentes à ma personne (comprendront ceux qui me connaissent…), mon séjour dans les régions septentrionales de l’Espagne s’effectua sereinement jusqu’à un petit village niché dans les montagnes. Là, je fis la connaissance d’une serveuse. Les liens se tissèrent et, rapidement, nos moments partagés revêtirent des allures de comètes. Hélas, rattrapé par des ennuis mécaniques, il me fallut repartir.
Un curieux incident allait m’offrir le motif de retourner la voir : toutes les photos prises dans son village refusaient de se transférer sur mon PC. Naturellement, j’ai pensé à un défaut de la carte SD, mais il était si localisé que les clichés qui lui succédaient et ceux qui le précédaient ne connaissaient pas d’ennui.
Sur place, face à l’insistance de ma serveuse, je réitérai à contrecœur la tentative, et, miracle, les fichiers acceptèrent de migrer. J’en restai béat. Quatre fois, en France, la manipulation avait échoué. Superstitieuse, Claire* finit par me confier l’adresse de son blog – pour une raison qui m’échappait, elle avait évité de la partager jusque-là. Ma lecture hasardeuse me guida vers un texte dans lequel elle relatait le douloureux décès de son grand-père, suivi par celui de son frère : leur génération s’éteignait. Au détour d’une ligne, elle mentionne Alzheimer. Mon sang se glace. Deux traducteurs en ligne et trois paires de langues auront été nécessaires pour que j’abdique : cette dégénérescence cérébrale ne concernait pas ses aïeux ; elle la concernait, elle, à l’âge de trente-deux ans.
Je tairai le tourbillon d’émotions qui m’emporta cette nuit-là, puis le lendemain, à l’église, lorsque j’adressai mon chapelet de jurons à ce Dieu prétendument bon.
Se posa bientôt une question : comment me comporter en pareil cas ?
Je tentai d’imaginer le regard que j’aurais souhaité que l’on me porte si les rôles étaient inversés. Il me fallait bannir la compassion ; bannir ce qui pouvait rappeler ce mal ; me comporter, pour ainsi dire, comme si de rien n’était. Autant que faire se peut.
Difficile, néanmoins, de ne pas lui en toucher deux mots. Par chance, je trouvai ce courage. Elle m’apprit alors qu’elle avait été diagnostiquée à 28 ans, qu’elle avait préféré abandonner son métier à responsabilité et que, face aux migraines que lui causaient ses médicaments, elle avait cessé son traitement.
Ces nouvelles étaient dures à entendre. En m’astreignant à m’en distancier, je parvins heureusement à profiter de nos moments ensemble.
De retour en France, l'éloignement compliqua ma position. Au sentiment d’impuissance initiale s’ajoutait la culpabilité de ne plus me trouver à ses côtés. Notre quinzaine de courriels quotidiens ne suffisait pas à me délester de mes états d’âme. Passées mes longues recherches dans les bases de publications médicales, je me résolus à consulter mon médecin. Sa sentence me laissa interdit : « Fais attention, Cyrille. Elle en a après ton argent. »
Sonné, j’étais resté muet. « La double peine pour elle » avais-je songé, tête basse. Le professionnel que j’étais venu consulter afin d’obtenir de l’aide ne croyait pas en sa maladie. Pire : il prêtait à mon amie des intentions malveillantes. La triple peine…
Revenu chez moi, j’entrepris d’accéder aux statistiques sur le sujet. Celles-ci n’existant ni pour la France ni pour l’Espagne, j’exploitai les chiffres du Royaume-Uni, non sans m’être assuré auprès d’un professeur du Pôle mémoire de Lyon que ceux-ci étaient transposables aux autres populations européennes. Mû par une intuition, je partis ensuite en quête des statistiques d’accidentologie aérienne. Mon pressentiment s’étant révélé fondé, je rédigeai un courrier à l’intention de mon généraliste dans lequel je lui demandais :
1) si, selon lu, il n’avait pas fait montre d’un certain manque de rigueur scientifique en formulant un « diagnostic » aussi hâtif, sans même connaître la personne ;
2) s’il aurait réfuté de manière aussi catégorique la possibilité que je connaisse une victime d’un crash aérien, alors même que la probabilité de cette occurrence s’avérait inférieure.
Inutile de vous dire qu’une certaine fraîcheur s’est ensuite installée entre nous. Heureusement, après une période où le vouvoiement fut de mise, nous sommes parvenus à retrouver une relation cordiale. J’aime à croire qu’il s’était documenté sur la forme rare de la maladie d’Alzheimer. À moins que celle-ci ne soit venue à lui par le biais de sa patientèle ?
* : prénom d'emprunt