D. Lecomte

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Billet de blog 4 octobre 2023

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Les trois phases de la Ve République

En ce jour de 65e anniversaire de la Constitution de la Ve république, et alors que le régime traverse une phase relativement inédite de son histoire, il est utile de remettre en perspective cette dernière.

D. Lecomte

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L’histoire politique de la Ve République jusqu’à aujourd’hui peut grossièrement se résumer en une courte phase de transition ouvrant sur trois phases d’une vingtaine d’années chacune, suivies de la période d’incertitude ouverte depuis l’an dernier.

1958-1962 : transition vers le présidentialisme majoritaire

La Ière législature (1958-1962) est une période de transition entre les pratiques parlementaires de la IVe République et le présidentialisme majoritaire de la Ve République. Les fondateurs du régime ne se limitent pas, comme le sens commun le croit souvent, au général de Gaulle et ses proches : la Constitution de 1958 est l’œuvre de presque toute la classe politique à l’exception des communistes, élaborée par les conservateurs, les chrétiens-démocrates, les socialistes et les proches du général de Gaulle, supervisés par Michel Debré.

Parce que tout le monde pense qu’aucune majorité parlementaire stable n’émergera en France à moyen terme, puisque celle-ci n’en a encore jamais connu, la Ve République est conçue pour rationaliser davantage encore le régime parlementaire afin de renforcer l’autorité et la stabilité du Gouvernement et encadrer les pouvoirs d’un Parlement trop divisé. Dans cette perspective, le Président de la République est doté de pouvoirs forts qui doivent lui permettre de garantir le bon fonctionnement des institutions.

Le fait est que la première Assemblée nationale n’a qu’une majorité composite très fragile, dans laquelle les gaullistes doivent compter sur des alliés chrétiens-démocrates et conservateurs très divisés et très indisciplinés. Le gouvernement de Michel Debré tient cependant, non seulement grâce à la rationalisation du parlementarisme, mais aussi et surtout grâce à l’autorité politique du Président de la République, le général de Gaulle qui, dans le contexte de la guerre d’Algérie, pratique sa fonction de façon très extensive en dirigeant l’action gouvernementale.

En 1962, après l’indépendance de l’Algérie et la nomination d’un nouveau Premier ministre, Georges Pompidou, qui n’est alors qu’un technocrate sans aucune légitimité parlementaire, le général de Gaulle prévoit d’inscrire dans la Constitution l’élection directe du Président, afin de faciliter la pérennisation de sa pratique présidentialiste. La majorité parlementaire éclate alors : la plupart des conservateurs et des démocrates-chrétiens s’allient aux socialistes pour censurer le Gouvernement, tous reprochant au chef de l’État d’abuser de ses pouvoirs et de transgresser la Constitution qu’ils ont co-élaborée.

Mais la victoire du général de Gaulle lors du référendum sur la révision de la Constitution et, dans la foulée, l’élection d’une majorité absolue de députés soutenant sa politique, faisant suite à la dissolution de l’Assemblée nationale, confortent pour longtemps la pratique gaullienne du régime : l’élection présidentielle devient le moment où se forme une majorité électorale autour d’une politique gouvernementale, et le Président peut s’appuyer sur cette légitimité électorale pour revendiquer la direction d’une majorité parlementaire et, donc, du Gouvernement.

La Ve République est toujours formellement un régime parlementaire – les élections législatives sont toujours celles qui déterminent en dernier ressort l’orientation politique du Gouvernement – mais sa pratique est désormais celle du présidentialisme majoritaire : le Président revendique la direction de la politique gouvernementale et s’appuie sur sa légitimité électorale directe pour structurer une majorité parlementaire autour de lui, prête à soutenir ses gouvernements.

Après cette transition, la Ve République a connu trois phases de durées quasi-égales, chacune ayant duré à peu près vingt ans.

1962-1981 : consolidation progressive du présidentialisme majoritaire gaullien

Pendant les dix-neuf années suivantes et au fil des élections législatives (1967, 1968, 1973 et 1978), l’Assemblée nationale reste contrôlée par une majorité parlementaire à dominante gaulliste et post-gaulliste poursuivant la pratique gaullienne du régime. Dès la première élection présidentielle de 1965, tous les partis se rallient de fait à une conception présidentialiste, faisant de cette élection le choix d’un programme gouvernemental. Loin d’être un arbitre garant du bon fonctionnement des institutions et au-dessus de la mêlée partisane, le Président est clairement le chef d’une majorité politique élue contre une autre – le général de Gaulle en fait lui-même l’amère expérience en étant mis en ballotage en non réélu massivement comme il l’espérait.

L’autorité du Président de la République sur le Gouvernement se confirme, y compris en révoquant un Premier ministre ayant remporté confortablement les élections législatives (lorsque le général de Gaulle renvoie Pompidou en 1968) ou ayant reçu trois fois en trois ans la confiance de l’Assemblée nationale (lorsque Pompidou renvoie Chaban-Delmas en 1973). Plus remarquable encore : la subordination de la majorité parlementaire au chef de l’État se confirme même lorsqu’un Président issu de la droite non-gaulliste, Valéry Giscard d’Estaing, est élu en 1974 ; malgré les tensions entre gaullistes et non-gaullistes, le fait majoritaire n’éclate pas.

Les trois premiers présidents conservent ainsi une majorité absolue de droite pour soutenir leurs gouvernements, pendant que le système partisan se bipolarise. La première phase est en effet aussi celle de la bipolarisation du système partisan : d’un côté avec le retour des négociations et de l’union de la gauche entre les socialistes et les communistes, de l’autre avec la disparition progressive du « centre d’opposition » et son intégration dans l’alliance avec les gaullistes.

Le présidentialisme majoritaire est donc bien consolidé à l’issue de cette phase. Mais la suivante est celle de ses mises à l’épreuve répétées : alternance, cohabitation et majorité relative.

1981-2002 : mises à l’épreuve du présidentialisme majoritaire

Les vingt-et-une années suivantes voient quelques changements dans le système partisan : à gauche, le PS devient clairement le parti dominant, supplantant définitivement le PCF, même s’il a parfois besoin d’alliés – communistes et plus tard écologistes – pour former une majorité. À droite en revanche, les rapports entre les post-gaullistes du RPR et la droite et le centre réunis dans l’UDF restent assez équilibrés, même si le premier est plutôt dominant. Mais surtout, ces années voient se produire des configurations inédites pour le régime, qui mettent à l’épreuve sa pratique.

La première épreuve est évidemment celle de la grande alternance de 1981 : cette épreuve est néanmoins aisément surmontée, car la double victoire de la gauche – à l’élection présidentielle puis aux élections législatives – montre sa parfaite adaptation à la pratique présidentialiste. François Mitterrand, élu Président, dissout immédiatement l’Assemblée nationale pour faire élire une majorité parlementaire soutenant la politique gouvernementale décidée par lui.

Mais le présidentialisme majoritaire est beaucoup plus éprouvé par les élections législatives suivantes qui donnent toutes soit une majorité opposée au Président (1986, 1993 et 1997) soit une majorité relative (1988). La victoire de la droite obtenant une majorité certes très courte mais néanmoins absolue aux élections législatives de 1986 rappelle de façon très claire la nature parlementaire du régime de la Ve République : c’est bien de la majorité à l’Assemblée nationale que dépend la formation et la politique du Gouvernement, et le Président ne peut en prendre la direction que si la majorité parlementaire y consent et le reconnaît comme son chef.

C’est ainsi que Jacques Chirac (1986-1988) et Édouard Balladur (1993-1995) sous la présidence de Mitterrand et plus encore Lionel Jospin (1997-2002) sous celle de Chirac, exercent la réalité du pouvoir et gouvernent la France en s’appuyant sur leur majorités parlementaires respectives. Certes, le Président, particulièrement François Mitterrand lors de la première cohabitation, lance quelques escarmouches dans la limite de ce qui lui est politiquement possible sans aller trop loin pour ne pas déclencher une crise politique dont il ne sortirait pas gagnant. Le Président se fait ainsi reconnaître un « droit de veto » sur certaines décisions (les ordonnances en 1986 et certaines nominations) et il est généralement associé à la politique extérieure. Pour l’essentiel néanmoins, la Ve République fonctionne alors comme un régime parlementaire classique.

Lors de la IXe législature (1988-1993), la majorité relative du PS conduit les gouvernements socialistes successifs nommés par François Mitterrand à faire un usage extensif des outils de rationalisation du parlementarisme (comme le fameux article 49 alinéa 3) et, autrement, à devoir compter sur le ralliement ponctuel, ou au moins l’abstention bienveillante, tantôt des centristes, tantôt des communistes. Paradoxalement, la majorité des projets de loi sont alors adoptés grâce aux voix des centristes mais les gouvernements échappent généralement à la censure grâce à l’abstention des communistes. Dans cette situation, l’absence de majorité alternative permet malgré tout au Président de nommer et de diriger les gouvernements de son choix (alors qu’une majorité stable mais opposée lui impose une cohabitation).

La Ve République connaît ainsi des périodes de majorité sans présidentialisme et une courte période de présidentialisme privé de majorité absolue. Toutefois, à l’aube du XXIe siècle, le présidentialisme majoritaire se trouve considérablement renforcé par l’instauration du mandat présidentiel de cinq ans et surtout l’inversion du calendrier électoral, avec le report des élections législatives ordinaires de mars à juin.

2002-2022 : le triomphe (provisoire) du présidentialisme majoritaire quinquennal

Le nouvel agencement des élections présidentielle et législatives à partir de 2002 est conçu pour garantir l’alignement de la majorité parlementaire avec chaque Président nouvellement élu ou réélu. Et de fait, ce fut le cas pour l’UMP en 2002 et 2007, pour le PS en 2012 et pour le nouveau venu LREM en 2017. À chaque fois, le parti du Président, même allié à un ou deux partenaires, a remporté un groupe avec une majorité absolue à l’Assemblée nationale en début de législature.

Les élections législatives sont plus que jamais des « sous-produits » de la présidentielle : le chef de l’État n’a même plus besoin de dissoudre pour se constituer une majorité sur mesure après une victoire référendaire (comme en 1962) ou présidentielle (comme en 1981 et 1988), puisque chaque élection présidentielle est suivie d'un renouvellement de l’Assemblée nationale, censé « confirmer » le scrutin précédent, et « donner les moyens de gouverner » au Président en lui envoyant des députés lui prêtant symboliquement allégeance.

La phase quinquennale s’accompagne, à ses début, d’une nouvelle simplification du système des partis : la création de l’UMP, parti ultra-dominant à droite, instaure un « quasi-bipartisme » avec le Parti socialiste, même si les deux partis ont des alliés (centristes d’un côté, écologistes et radicaux de l’autre) et même si, surtout, l’extrême-droite acquiert un poids électoral majeur, que démontre l’accession de Le Pen au second tour en 2002, même si cela ne se traduit pas (encore) par l’élection d’un nombre significatif de députés.

Toutefois, ce triomphe du présidentialisme majoritaire et de ce quasi-bipartisme est d’assez courte durée, en raison d’abord d’une forte montée des dissensions dans tous les camps, qui atteint son apogée avec la « fronde parlementaire » dans le groupe socialiste de 2014 à 2016, et par la fragilisation des partis au pouvoir, aboutissant à la décomposition radicale du système partisan à partir de 2017, avec la victoire d’un « centre » macroniste, le renforcement continu de l’extrême-droite lepéniste et la percée de la gauche radicale insoumise, au détriment des anciens partis de gouvernement LR et PS.

Le présidentialisme majoritaire survit cependant encore cinq ans. Les anciens partis LR et PS retrouvent des couleurs aux élections locales et, d’ailleurs, significativement, chacun présente à la présidentielle la femme qui dirige sa collectivité capitale, l'Île-de-France ou Paris. Mais ce sont les trois autres forces politiques, très personnalisées, LREM, RN et LFI, assez peu ancrées localement, qui dominent massivement la présidentielle.

Majorité très relative depuis 2022 : et après ?

Les élections législatives de 2022, après la réélection du Président Macron, ont produit l’Assemblée nationale de loin la plus fragmentée de toute la Ve République, bien plus que celle de la majorité relative socialiste de 1988-1993. Désormais, la chambre des députés est divisée en quatre blocs, qui eux-mêmes ne sont pas tous homogènes : la coalition macroniste, la gauche de la NUPES et ses quatre groupe distincts, le centre et la droite traditionnels, et le RN.

Paradoxalement, cette situation de forte fragmentation est ce qui se rapproche le plus de ce que les constituants de 1958 avaient envisagé : ce n’est alors pas une surprise que la Constitution donne tout un arsenal d’armes à un Gouvernement minoritaire pour se maintenir et pour faire prévaloir ses vues, le plus fameux étant bien sûr le 49.3 déjà cité. Et comme en 1988, l’absence de majorité alternative en l’état permet au Président de nommer et de diriger un gouvernement agissant sous son autorité. D’ailleurs, pour la première fois de l’histoire de la Ve République, le Président n’a pas accepté la démission du Gouvernement après les législatives, même pour le reconduire avec la même Première ministre : le Gouvernement Borne est le seul de l’histoire du régime qui n’ait pas été formé après l’Assemblée nationale avec laquelle il travaille !

La fragmentation de l’Assemblée nationale entraîne beaucoup plus d’incertitudes dans l’issue des délibérations et des votes parlementaires, puisque le gouvernement a besoin non seulement de la discipline de sa coalition, mais aussi du soutien, éventuellement de l’abstention, d’au moins un des trois blocs d’opposition. Toutefois, il est remarquable que la très grande majorité des lois depuis juin 2022 aient été adoptées avec l’aide au moins du groupe LR. Et surtout, si le Gouvernement d’Elisabeth a pu se maintenir, et même faire adopter ses budgets en engageant sa responsabilité, c’est parce que le groupe LR ne s’est jusqu’ici jamais résolu à participer au vote d’une motion de censure avec les autres oppositions.

À bien des égards, le groupe LR apparaît comme un « soutien déguisé en opposition » : les règles du parlementarisme rationalisé et les modalités de la motion de censure lui permettent de laisser le Gouvernement se maintenir et passer ses budgets, mais sans pour autant formellement avoir à voter la confiance ni les projets de loi budgétaires, simplement en ne votant pas les motions présentés par les autres groupes.

L’édifice peut-il se maintenir jusqu’en 2027 ? Cela est tout à fait possible, mais l’incertitude demeure : après tout, dix-neuf députés LR ont déjà voté en faveur d’une motion de censure initiée par le groupe centriste d’opposition LIOT, soutenue par la NUPES et votée par le RN, contre le projet de réforme des retraites, motion à laquelle il n’a manqué que neuf voix pour être adoptée. Il n’est pas impossible que le groupe LR voit ultérieurement un intérêt à aller jusqu’au bout et déposer lui-même une motion de censure, qui aurait alors des chances fortes d’être adoptée.

2022 a vu la fermeture de la phase du présidentialisme majoritaire triomphant et a montré que le calendrier quinquennal ne le garantissait pas. Mais sur quoi débouchera l’actuelle situation ? Sera-t-elle une simple parenthèse avant un rétablissement du présidentialisme majoritaire, comme l’ont été les cohabitations et la précédente expérience de majorité relative ? Ou bien est-elle une nouvelle phase de fragmentation partisane et parlementaire vouée à durer plusieurs décennies ? Est-elle plutôt une nouvelle transition vers la fin de la Ve République ? Mais alors une « transition » qui durerait combien de temps ? Et vers quoi ?

Impossible à dire avec certitude aujourd’hui, évidemment. Mais nous sommes clairement à la fin d’un cycle et au début d’un nouveau : notre système politique (aussi bien le système partisan, électoral, institutionnel) va continuer de se transformer et de s’adapter, peut-être radicalement.

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