Dans les années 60 dans la Maremma, on pratiquait encore les mariages arrangés. C'est ce que m'a expliqué ma voisine Gisella qui vit ici depuis toujours. Je lui ai apporté un gâteau cet après-midi pour la remercier de tous les oeufs qu'elle nous donne, et au lieu de les déposer à l'entrée de leur ferme comme je l'ai fait pendant toute cette quarantaine, nous avons pris la liberté de nous voir en personne, sans masque ni gant. Elle m'a même invitée à prendre un café dans sa cuisine et d'une visite qui devait durer dix minutes, je suis restée plus de deux heures. Elle avait besoin de parler de sa solitude à la ferme, des 53 ans passés avec un mari qu'elle n'a pas choisi et qui l'ennuie, de leur tête à tête en silence le soir au repas, lui absorbé dans n'importe quel programme télévisé, elle ravalant ses mots parce qu'il ne cherche pas à les entendre. Après deux mois de confinement, ces mots avaient besoin de sortir, ils lui faisaient mal d'être restés coincés dans sa gorge. Elle m'a parlé de sa tristesse et de sa résignation d'être avec un homme avec qui elle partage si peu si ce n'est le travail incessant à la ferme, de sa profonde dépression qui lui a volé sa jeunesse, forcée de vivre dans la famille de son mari et d'élever ses deux petites filles sous le regard réprobateur d'une belle-mère autoritaire. On lui avait octroyé les tâches ménagères, elle faisait la cuisine pour tout le monde quand les autres s'occupaient de la ferme. Dans son impuissance, elle avait arrêté de manger et ne pesait plus que 46 kilos. Elle a pu s'en sortir avec l'aide d'une psychiatre qui l'a suivie et lui a prescrit un traitement pharmaceutique de longue haleine. Je n'avais rien vu, rien compris, je les imaginais un couple uni dans la vie et dans le travail, de ces couples inséparables qui ne font rien l'un sans l'autre, une complète illusion d'optique. Le seul petit indice que je n'avais pas relevé, c'est qu'elle avouait regarder les navires passer au loin, illuminés dans la nuit méditerranéenne. Depuis la fenêtre de sa cuisine, elle s'échappait momentanément de sa vie en les suivant du regard, s'imaginant elle aussi partir au large.
Quand Gisella s'est mariée en 1966, à l'âge de 19 ans, les très jeunes femmes de son âge en France se préparaient à réclamer leur liberté sexuelle qu'elles obtinrent deux ans plus tard. Dans la monde rural de la Maremma, pas si éloigné géographiquement, on pratiquait encore les mariages arrangés. Sa famille avait choisi ce jeune homme en particulier, de six ans son aîné, parce qu'il travaillait dur, était serviable et possédait une ferme de plusieurs hectares. Elle lui aurait préféré quelqu'un d'autre, elle ne l'a pas nommé même si à cet instant un visage se dessinait dans la prunelle de ses yeux. Des années plus tard, son identité particulière n'avait plus d'importance, le fantôme de son existence suffisait car ce qui restait dans le coeur de Gisella, ce n'était pas lui, sa personne, mais la tristesse du non-avenu, de ce qu'elle n'a pas pu vivre parce qu'elle n'a pas pu choisir elle-même en fonction de ses propres désirs. Les élans de sa jeunesse ont été avortés, empêchés de croître, ils sont restés une abstraction et ses sentiments amoureux un embryon mort-né. Elle ne s'en cache pas, elle se dit très honnête avec elle-même et avec sa famille, car après tout, elle n'a jamais trompé son mari. Jusqu'au bout, elle a gardé sa ligne de conduite. Elle vit avec son renoncement mais la douleur ne part pas, elle est ravivée chaque soir lors de leurs repas silencieux.