Les fetes de fin d'année constituent le paroxysme de la vie d'une mère de famille, et vous allez lire pourquoi.
Depuis le décès de mon père il y a deux ans, on ne se pose plus la question de se réunir chez ma mère ou pas, ça se passe d'office chez elle dans la maison de mon enfance. Ma mère n'aime pas se déplacer et pour elle Noel n'existe que dans sa maison en Alsace, une region particulièrement attachée aux traditions comme le montre le succès des marchés de Noel. J'ai suggéré une année de l'organiser dans notre maison en Italie, j'ai eu un refus catégorique. D'autres personnes rêveraient d'un Noel en Italie mais elle non. Donc, je m'adapte à son bon vouloir. C'est moi la plus jeune et la plus voyageuse.
La mort de mon père un 27 décembre ajoute une dimension de commémoration à nos fetes. Rassurez-vous, elles restent très joyeuses : on mange beaucoup, on boit tout autant, on discute, on s'accroche, on évite les sujets épineux, on fait des jeux, on éclate de rire, les grands taquinent les petits jusqu'à ce qu'ils s'énervent et ainsi de suite. D'ailleurs, il s'est éteint dans la joie, dans sa chambre, quelques heures après un repas de famille auquel il a encore assisté.
Mes enfants, qui ont passé la plupart de leurs vacances dans la maison de mes parents, ne sont pas réfractaires à l'idée d'y passer Noel, au contraire. Ils aiment l'ambiance particulière de la région, l'abondance de nourriture et les retrouvailles entre cousins. Ils se déplacent eux-aussi depuis leurs villes respectives où ils étudient ou travaillent déjà pour les ainés. Ce qui fait que je coordonne les départs et les arrivées, j'achète leurs billets (avec leur père), et j'organise le couchage.
La question du couchage est un point particulièrement épineux. Ma mère aimerait qu'on dorme tous chez elle comme quand les enfants étaient petits. Les huit cousins dans deux chambres (celle de mon frère et la mienne) et les parents dans la chambre d'amis. Elle tenait un hotel-restaurant, elle en a gardé un amour de l'hospitalité, elle aime au-delà de tout recevoir chez elle. Sauf que ce n'est plus possible : depuis son divorce, mon frère ré-occupe sa chambre avec son fils de huit ans, mon mari et moi dormons dans la chambre d'amis, il ne reste que mon ancienne chambre pour sept jeunes adultes et ados, et une salle de bain pour tout ce monde. Pour régler la question, j'ai pris un airbnb dans le village, ce qui m'a valu la résistance de ma mère. J'ai fait appel à tous mes talents de diplomate pour lui faire accepter que c'était la solution et la convaincre de ne pas acheter un canapé-lit juste pour quelques nuitées dans l'année. Ce qui ne l'a pas empêchée de mettre un matelas gonflable par terre dans l'ancien bureau de mon père. Elle résiste à tout et j'ai grandi en apprenant à faire passer ses désirs avant les miens.
L'airbnb a posé un problème supplémentaire : qui allait dormir là-bas? Sur le site, il était prévu pour quatre personnes avec un canapé-lit dans le séjour. Je l'ai proposé à ma fille et son copain qui venait pour la première fois, pour qu'ils se sentent à l'aise dans leur intimité, étant entendu que le canapé-lit pourrait éventuellement être utilisé par un frère ou une soeur. Je ne voulais surtout pas imposer à son copain l'encombrement familial, pour ne pas dire l'asphyxie dans une famille qui n'est pas la sienne, avec la présence d'oncles et de cousins qu'il ne connait pas.
J'étais contente de moi. En mère de famille efficace, j'avais réglé le problème du couchage pour les enfants tout en ménageant les susceptibilités de ma mère. Je pouvais me concentrer sur le reste des préparatifs : partir quelques jours plus tot d'Ankara, seule, pour m'occuper de notre maison en Italie (faire venir l'eau courante, tout un sujet pour une autre fois), trouver des cadeaux pour tous les membres de la famille (j'y passe du temps car j'aime bien que ce soit personnalisé-ma façon de leur exprimer mon amour), faire contrôler la voiture, une VW Touran de 2007 avec 350,000 kms, avant de faire la route de l'Italie vers l'Alsace (je passe par Milan et le tunnel du Gothard pour qui se pose la question).
Je suis arrivée le 22 au soir, enfin prête à me poser, les mille kilomètres de conduite derrière moi avec une voiture que je remercie pour avoir tenu la route, les cadeaux faits et le panettone acheté (non, je ne l'avais pas oublié cette fois). Mon mari et trois de nos enfants venaient d'arriver eux-aussi depuis leurs destinations respectives. Le 23 au matin, j'ai réussi à caser une séance de yoga avant de passer l'après-midi à l'hôpital pour voir, avec ma mère, mon oncle tristement en fin de vie. Le yoga était non-négociable. Je vis tellement sur la route que je suis inscrite dans un centre à chaque endroit où je séjourne régulièrement (Ankara, Rome et Sélestat), je n'y arriverais pas autrement. Pendant ce temps, mon mari s'occupait des allers-retours vers gares et aéroports pour chercher le reste des enfants.
Je vous ai présenté le tableau pour en arriver au point crucial : le soir du 23, quand après une journée remplie d'obligations, j'étais tranquillement au lit à finir ma lecture du moment (Ella Maillart- Des monts célestes aux sables rouges) et qu'à minuit, ma fille cadette et sa cousine ont débarqué dans ma chambre, comme la Russie en Ukraine, pour se plaindre de la situation:
-Nous, on est arrivé aujourd'hui et on a nulle part où dormir, c'est franchement pas accueillant! ont-elles décrié
-mais il reste un lit chez M (mon frère) et le matelas dans le bureau, ça fait deux places, non? ai-je répondu
-oui mais il dort deja, je ne veux pas le déranger, a dit ma nièce
-et pourquoi ça doit tomber sur moi? Moi je peux être dérangée à minuit? Dormez dans le bureau alors, c'est juste pour cette nuit....
-le matelas est trop petit (1,20m) et on a peur
-peur de quoi?
-c'était le bureau du Nonno (mon père)
-et alors? Il n'est pas hanté, j'y passe mes journées quand je travaille!
-oui mais quand même
-allez a l'airbnb alors, c'est juste à coté
-c'est trop gênant...
-c'est trop gênant de quoi? Ils vont se retenir de baiser pour une nuit!! ai-je exclamé, choquant ma fille qui n'a pas l'habitude que je m'exprime dans ces termes. Moi aussi à votre age, il m'est arrivé de dormir dans une chambre avec mon frère et sa copine! Où est le problème?
- c'est pas juste, tout le monde a un lit sauf nous, c'est pas accueillant!
A ces mots, la furie en moi, poussée à bout, s'est réveillée et je me suis emportée. Pour utiliser une expression courante, j'ai "pété un cable" (j'ai un tempérament colérique quand le vase déborde). J'ai sauté du lit en deux temps trois mouvements en criant, "et bien dormez dans mon lit! moi j'irai dormir sur le matelas gonflable ou sur le canapé, je m'en fiche, j'en ai assez que tout le monde me tombe dessus!!!"
Mon mari était à coté de moi dans le lit, impassible, à assister à la scène. De rage, j'ai fait trois allers-retours de haut en bas des escaliers, en passant par le salon et la cuisine à crier "j'en ai assez d'être au milieu de tout ça, c'est moi qui vais dormir ailleurs!", et une fois calmée je suis retournée dans ma chambre. Là, mon mari m'a reproché mes réactions violentes et imprévisibles quand, selon lui, j'aurais pu leur dire calmement de trouver la solution elles-mêmes.
-mais toi aussi tu aurais pu intervenir et tu n'as rien fait, tu es resté assis là à ne rien dire, lui ai-je dit....et maintenant, tu me reproches ma colère, tu ne comprends pas que le vase déborde, que j'essaie de satisfaire tout le monde et que là c'est le trop plein?!
-tu dois faire un effort pour contenir tes reactions, tu es trop irascible, m'a t'il répondu.
-peut-être, ai-je dit pour clore le sujet.
Avec les années, j'ai appris à me taire pour ne pas envenimer la situation mais au fond de moi-même, j'avais bien envie de crier fuck you and fuck marriage! Ella Maillart est venue à mon secours en me replongeant dans mon récent voyage en Ouzbékistan, que j'ai fait seule en partie, presque un siècle après elle.
On parle beaucoup de notre generation de parents et de notre investissement excessif dans le bien-être de nos enfants. En y repensant, c'est un véritable renversement de hiérarchie qui se produit si mes enfants adultes se sentent légitimes de débarquer dans ma chambre à minuit pour se plaindre. Je n'aurais jamais osé faire de meme avec mes parents pour la simple raison qu'ils m'auraient envoyé bouler.
Sur la journée du 24, j'ai une amnésie complète, incapable de me rappeler ce que j'ai fait. Je me souviens juste du repas du soir très gai et bien arrosé, et de la journée du 25 que j'ai passée à dormir dans un rare état d'épuisement. Inutile d'ajouter que l'idée même d'écrire, dans ces conditions, était bien loin de moi.