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Journaliste (ex-Reuters), auteure indépendante et grande voyageuse, je vis dans plusieurs langues et cultures.

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Billet de blog 7 avril 2020

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Chronique romaine: voyage de confinement vers l'Iran

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Le confinement me donne le temps de regarder les tableaux accrochés sur les murs de notre séjour, en particulier la miniature et la calligraphie achetées en Iran il y a à peine six mois avant que ce pays ne soit atteint lui aussi par l'épidémie du coronavirus. Le souvenir est encore frais, mentalement j'y retourne avec plaisir. Sur la miniature aux tons bleutés, c'est le poète Hafez qui est représenté, ce grand poète persan du XIVème siècle originaire de Shiraz, ville plus célèbre pour avoir donné son nom au cépage cultivé partout dans le monde, sauf à Shiraz. Sur le dessin accroché à notre mur, Hafez, devenu un vieil homme sage à la barbe blanche, est assis parterre, entouré de ses élèves qui l'écoutent avec beaucoup d'attention, le livre à la main. Je revois son mausolée à Shiraz où tous les Iraniens de passage, remplis de ses vers chantant les joies de l'amour et du vin, viennent lui rendre hommage. Je revois les orangeraies et les jardins aux roses de toutes les couleurs d'où il tira son inspiration. Je revois l'agréable place du bazar où l'on peut se prélasser des heures à une terrasse, à boire un sirop de rose et de safran et regarder la vie s'agiter autour de soi. Dans mon rituel de soin, je me mets de l'eau de rose d'Iran sur le visage tous les soirs pour me souvenir de l'odeur de ce pays.

Cette miniature, je ne l'avais pas achetée à Shiraz mais à Ispahan, dans un des ateliers de miniaturistes situé dans les arcades de la place royale, la fameuse Naqš-e Jahân, l'une des plus grandes au monde, édifiée au début du XVIIème siècle par le grand Shah Abbas et enviée alors par tous les rois du monde, y compris Louis XIV. On pourrait y passer des heures à admirer la finesse de la décoration des mosquées, à se promener, manger du nougat et profiter des reflets du coucher du soleil sur le dôme doré de la Mosquée du Sheikh Lutfallah, la Masjid-i Sadr. Ispahan, la ville dont ont rêvé tellement d'écrivains-voyageurs.

Ma préférence va cependant à Yazd, ville plus modeste mais tout aussi fascinante aux confins du désert près de l'ancienne route de la soie. Une ville de la chaleur qu'on dirait modelée dans de l'argile, avec ses maisons basses en terre glaise, ses étroites allées et ses tours à vent. Je l'aurais presque manquée si ce n'avait été pour les conseils de mon collègue. Don't miss it, m'avait-il dit. A Yazd, j'avais acheté la calligraphie que j'ai acrochée à côté de la miniature. Elle représente un vers du poète Rumi, autre grand poète perse du XIIIeme siècle que tous les Iraniens citent par coeur et dont j'ai oublié la traduction précise. La signification générale en serait "reste toujours fidèle à toi-même et ne laisse personne influencer tes idées". L'artiste lui-même m'avait traduit les vers et avait insisté pour qu'on prenne une photo ensemble, il voulait savoir chez qui allaient ses oeuvres. Aujourd'hui je les regarde et je me dis que j'ai bien fait d'y aller quand j'y suis allée.

Je rêvais de ce voyage depuis des années mais il y avait à chaque fois un empêchement: les examens universitaires d'une de mes filles, le Baccalauréat de l'autre, le voyage scolaire de la troisième, les urgences professionnelles de leur père, à tel point qu'il il devenait impossible dans notre famille de trouver deux semaines de libre pour tout le monde pendant la période de vacances scolaires d'automne ou de printemps (meilleur moment pour visiter l'Iran). A la rentrée dernière, en Septembre 2019, apparait un créneau: les vacances dites de la Toussaint fin octobre-début novembre, celle du printemps 2020 étant exclues d'avance à cause du Ramadan qui tombe en même temps et durant lequel tout est fermé pendant la journée. Je réfléchis, j'hésite, que faire? Je m'inquiète de la tournure des évènements politiques dans le Golfe et des menaces de Trump à l'égard de l'Iran, peut-on encore attendre un an avant de faire ce voyage? Il y a des enlèvements d'universitaires dont des ressortissants français, quel risque je prends à y aller? Je lis des blogs d'étrangers qui vivent là-bas, je contacte un ancien collègue iranien basé à Téhéran pour m'informer de la situation sur place, et j'en déduis que comme d'habitude les grands médias déforment la situation réelle à l'intérieur du pays. Sur ses conseils, j'achète le guide du Lonely Planet pour m'aider à décider d'un itinéraire, je consulte les sites de maisons d'hôtes suggérés, et plus je lis, plus je me projette dans ce voyage. Ce désir l'emporte et finalement, sur un coup de tête, je réserve trois billets pour trois semaines pour moi et mes deux plus jeunes fils (scolarisés en 3e et 6e) sur le Rome-Teheran avec Turkish airlines via Istanbul (1 heure d'escale). J'aurais préféré un grand voyage en famille tous ensemble, mais ça n'a pas pu se faire. C'est le moment où professionnellement je suis disponible parce qu'entre deux contrats et donc sans engagement professionnel pressant. Quand j'en parle autour de moi, on me fait comprendre que je suis inconsciente de partir seule avec deux enfants/ado dans un pays aussi dangereux (George Bush avait bien annoncé au début du Millénaire qu'il faisait partie de l'Axis of evil). Je réponds que ce n'est qu'une idée reçue véhiculée par les médias, à l'intérieur ce n'est pas comme ça. Leur père me soutient. Il a cette grande qualité que j'apprécie de ne pas avoir peur et de ne pas m'empêcher: que je voyage seule avec ses enfants en Iran ne l'inquiète pas plus que ça. Il a une vision globale du monde et sait qu'au-delà des régimes politiques, il y a des gens, des individus qui veulent vivre leur vie en toute tranquillité et qui comme nous, sont curieux de l'autre. C'est aussi cette qualité qui fait que nous sommes toujours ensemble: il respecte mon indépendance et l'encourage même. Il ne peut pas nous accompagner, il doit partir à Nairobi pour son travail. Juste avant notre départ, j'ai quelques moments d'anxiété, ne suis-je pas irresponsable de nous exposer à des problèmes potentiels? Que se passe-t'il si ça se passe mal? Mon mari me rassure, just go, it will be fine....Trois jours avant le départ, un vendredi soir, mon visa en ligne est refusé (j'avais cliqué sur la mauvaise option), j'en parle à mon ex-collègue à Téhéran, il ne comprends pas, en général, les visas touristiques pour Européens sont toujours acceptés (je m'étais bien assurée d'effacer la profession de journaliste de tous mes réseaux sociaux et de mettre mother dans la case profession, ce qui n'était pas un mensonge à ce moment là). Il me conseille de me rendre à l'ambassade d'Iran à Rome ce que je fais le lundi matin, jour même de notre vol. Là-bas, l'officier consulaire me conseille de retourner à la maison, d'annuler le visa en ligne et de refaire une demande pour un visa délivré directement à leur ambassade. Dans une course digne d'un film de James Bond, je fais tous ces allers-retours (y compris les bagages) en deux heures et nous récupérons les nouveaux visas en chemin vers l'aéroport, où j'arrive épuisée mais juste à temps pour notre vol. Ça y est, je l'ai mon voyage! Oui, je l'ai eu juste à temps et aujourd'hui, en regardant la miniature et la calligraphie qu'il m'en reste, I am grateful. J'ai aimé l'Iran, j'ai aimé tous les gens qu'on a rencontré là-bas, j'ai apprécié leur générosité et leur gentillesse, j'ai admiré leur grande culture et la beauté de leurs villes, je me suis régalée avec leur cuisine, j'espère juste pouvoir y retourner un jour, bientôt.

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