Ma carrière littéraire va très mal. Malgré mes nombreuses tentatives, elle ne décolle pas. La cause principale en est certainement que je n'écris pas assez, mais ce point est secondaire, ce qui est important c'est la carrière, l'acceptation et la reconnaissance des pairs, la célébration de mon indéniable talent.
A la place, je collectionne les rejets. J'en ai à présent une suffisamment bonne collection pour en faire un petit ouvrage que je pourrais meme appeler livre. Un livre qui contiendrait des textes courts et répétitifs mais non identiques. Car la rédaction du rejet demande des qualités d'écriture. En les lisant, je sens bien que la prose est réfléchie et travaillée, elle suit meme certaines règles tacites comme dans la poésie, règles que je ne connais pas en détail mais que je devine. Par exemple, tous les rejets commence par :"Malgré ses grandes qualités, le texte ne......".
Je comprends bien la nuance positive, mais j'aimerais savoir quelles sont ses qualités car je n'y vois que des défauts surtout si la première partie de la phrase est suivie par une négation. En anglais, il y a une expression qui dit que tout ce qui vient avant le "mais" ne compte pas. Et donc, je suis obligée de conclure que les qualités pré-supposées de mon texte n'ont pas d'importance puisqu'il y a un "mais" suivi d'une négation.
Dans les défauts qu'on lui trouve il y a le fait "qu'il ne correspond pas à la ligne éditoriale de la maison". Pourtant, j'avais bien consulté le site avant d'envoyer mon manuscrit, j'avais bien lu que la maison était ouverte à l'auto-fiction, à la non-fiction narrative (pour utiliser un anglicisme) et qu'elle s'intéressait plus particulièrement aux récits de vie et de voyage. C'est bien ce que j'ai écrit, qu'est ce qui ne va pas alors ?
Je crois savoir. C'est un autre rejet qui m'en a informée. Le "texte n'est pas assez universel". Pas assez universel ? dans quel sens ? "Il est trop centré sur les personnages du récit." Ah bon ? J'ai pourtant lu chez certains grands auteurs (ceux qui sont morts bien entendu) que plus le texte s'attachait au particulier, plus il était universel, car ce qui nous touche le plus, c'est notre humanité commune qui s'exprime à travers les détails de la vie de chacun. Mais bon, peut-être que ces auteurs ont tort, ils sont morts à présent, ils appartiennent à un autre temps. Le nôtre est différent.
Alors c'est quoi le problème? Je crois le comprendre à demi-mots mais personne n'ose me l'avouer franchement: c'est l'écriture. Elle est mauvaise. Ce que j'écris ne mérite pas d'être publié. Ce n'est pas "littéraire", car la littérature est une chose très sérieuse, surtout en France. On ne peut pas la confier à n'importe qui.
Et puis, il y a le contenu. Un autre problème. C'est que la vie d'une mère de famille n'intéresse personne, meme si elle est voyageuse. Depuis quand une mère de famille peut prétendre à faire de la littérature ? Qu'elle s'occupe de ses enfants ! Surtout si en plus, elle omet de parler de sa vie sexuelle qui à la limite pourrait avoir un intérêt anthropologique. Sûr que les aspirations étouffées et les ambitions au rancart d'une mère de famille n'ont aucun intérêt. Essayer de vendre ça en livre, non, laissons tomber ! Donnez-nous à la place des histoires de femmes jeunes débordées de désir sexuel, qu'on comprenne au moins leurs fantasmes pour mieux y répondre. Mais, peut-être que je me trompe, je suis trop negative, comme me disent mes filles, avec l'âge, je perds mon enthousiasme. C'est connu que l'experience de la vie assombrit.
Ou alors c'est culturel ? Peut-être que je vis hors de France depuis trop longtemps, j'ai perdu le contact, je suis trop imprégnée de l'étranger pour m'adresser à un public français. Pour tester ce postulat, j'ai tenté à Londres, dans le monde international de l'édition, la cour des grands qui font et défont la Foire aux Livres de Francfort. Là bas aussi la littérature c'est sérieux, mais autrement. Ce qui compte c'est le profit. Sales and turnover. D'ailleurs, on ne contacte meme pas les éditeurs directement, il faut passer par des agents littéraires qui font jouer leur carnet d'adresses au moyen d'une commission. Les droits d'auteurs, déjà faibles, en sont davantage amoindris. Sales, turnover and profit. Je n'ai pas passé le premier obstacle. Les agents ne se sont meme pas fatigués à me répondre personnellement. Ils disent clairement que pas de nouvelle au bout de trois mois, équivaut à un NON. Je ne sais pas ce qui est pire: la formule toute faite ou le silence de l'attente ? La formule a le mérite de couper court aux espérances. Et donc, ma carrière reste bien au point zéro. Je me sens comme un médecin dépité devant son malade. Il a essayé toutes les thérapies, le corps malade ne répond pas.
à suivre.....