L'eau m'a été livrée ce matin. Je me sens plus tranquille à présent. J'ai deux citernes pleines de 10,000 litres chacune, je peux tenir en autarcie pendant au moins un mois. Jusqu'à nouvel ordre, nous allons vivre en famille réduite, isolés, en plein milieu des champs, avec comme seule compagnie les troupeaux de brebis qui sortent brouter l'herbe. Hier au village, j'ai bien senti que nous n'étions pas les bienvenus. Au supermarché, j'ai eu droit à des regards hostiles (je portais cependant un masque et des gants), les mots sont inutiles dans ce cas, j'ai bien compris qu'ils se demandaient ce qu'on faisait là. Ils ont peur qu'on soit porteur de la maladie, même si nous venons d'une ville où les cas positifs sont moins nombreux. Ça ne change rien, nous sommes des étrangers, et donc l'ennemi potentiel. Nous avons choisi de bâtir notre maison de famille ici mais nous ne faisons pas partie de leur communauté. C'est la participation à la vie courante qui compte, pas les murs qu'on érige, et donc dans une situation d'urgence, nous n'avons plus le droit d'être là, même si nous y avons élu domicile. A Rome non plus, nous ne faisons pas partie d'une communauté romaine, nous sommes des étrangers, des expatriés, ceux qui vivent entre deux mondes, celui qu'ils ont laissé derrière et celui qu'ils adoptent temporairement, ce qui équivaut à être nulle part. Nous logeons dans un immeuble qui appartient aux Pieux établissements, une organisation liée à l'Eglise catholique dont je n'ai pas bien compris le fonctionnement, mais qui est propriétaire d'un patrimoine immobilier conséquent au centre de Rome, dont l'église de Saint-Louis des Français. Pas de communauté stable dans notre immeuble non plus, ce ne sont que des diplomates français et américains de passage (les Pieux établissements ont passé un contrat de longue durée avec l'ambassade des Etats-Unis), ou des missionnaires liés à l'Eglise. L'avantage principal de cet immeuble est d'être situé en plein coeur de Rome, mais lors d'une urgence telle que celle que nous vivons, il se vide et il n'y a plus personne pour chanter ou danser aux fenêtres comme on voit les Romains le faire sur les réseaux sociaux. On ne se sent pas chez soi dans un appartement d'emprunt.
On glorifie beaucoup la vie d'expatrié et ses richesses, les voyages, les rencontres, l'ouverture sur d'autres cultures, l'expérience unique de vie (c'est vrai), mais on parle moins du sentiment de non-appartenance que ressentent tous les expatriés, de cette sensation curieuse d'être de passage dans la vie des autres sans jamais en faire complètement partie. Notre communauté devient celle d'autres expatriés et notre point d'ancrage, les lycées français à l'étranger, où sont scolarisés nos enfants. En situation d'urgence, cette communauté s'éclate. A présent, notre isolement physique et social illustre bien la vie que nous nous sommes choisie. Depuis notre campagne, mes enfants vont suivre leur scolarité en ligne, comme avec le home schooling ou le CNED que connaissent bien les expats, et nous serons en première ligne pour voir arriver le printemps qui, lui, ne se laissera pas arrêter par un virus. C'est avec le sourire, que je vous parlerai du printemps qui s'annonce dans les billets suivants....