Ma fille a apporté sa jeunesse dans notre maison et toute l'insouciance (mais pas l'inconscience) de ses 23 ans. Elle met de la musique en permanence, que je redécouvre et qui me donne envie de danser l'arrivée du printemps, loin des nouvelles qui nous aplatissent. Protégée par sa jeunesse, elle ne dramatise pas la situation mais prend juste les précautions d'usage pour ne pas trop s'exposer. Même si arrachée d'un coup à sa nouvelle vie parisienne, elle cuisine en ligne avec ses amis, part en promenade avec ses petits frères, regarde des films et lit des livres en attendant que tout reprenne. Sa présence re-équilibre l'atmosphère de notre maison et atténue ma gravité de mère de famille soucieuse de pouvoir nourrir et protéger sa famille. Cet après-midi, je me suis octroyée une promenade dans les champs pour m'extirper des réseaux sociaux et de ce monde dont on se demande s'il est réel ou virtuel.
Quand je vois les images des camions militaires à Bergamo emmener les sépultures des victimes en convoi jusqu'au crématorium, quand je vois ces familles forcées de dire adieu à leurs proches par écran de tablette interposé à cause de la contagion, j'ai l'impression de voir un scénario de science-fiction. Pourtant c'est bien réel, ce virus qui atteint principalement les personnes les plus âgées, comme si, dans ce scénario, une pandémie s'était déchainée sur le monde pour faire disparaitre les anciens et anéantir leur mémoire afin de construire un monde nouveau sans obstacle, sans le regard lucide de nos pères pour nous juger. Et moi aussi, je crains pour mes parents âgés restés en Alsace, malheureusement proches d'un foyer de contagion.
Dans un tout autre ordre, cette situation me rappelle l'anéantissement d'un monde ancien que j'ai vécu à Addis Abeba en Ethiopie où l'on s'est acharné (et l'on s'acharne toujours) à démolir toutes les maisons de tous les quartiers pour construire des immeubles les plus hauts possibles, comme si on voulait se débarrasser du passé. J'y ai vécu au moment des démolitions, quand la ville était devenue un grand chantier avec des routes et des tunnels en construction et des bulldozers partout. On devait y supporter en permanence la poussière et le bruit. Cela a duré quelques années et aujourd'hui, quand j'y retourne, j'ai parfois du mal à m'orienter. En moins de dix ans, la ville a été transfigurée et la plupart de ses habitants même les très jeunes de l'âge de ma fille aînée, ne reconnaissent plus le quartier de leur enfance, il a disparu sous les débris. Une nouvelle ville avec de nouveaux immeubles est apparue, sans plus de passé ni de mémoire, et dans la confusion qui en résulte on ne peut que se tourner vers l'avenir. De diverses manières, le nouveau siècle se construit.