Je vous écris du café où je vais tous les matins pour faire semblant d'écrire. C'est le premier café que j'ai découvert à Ankara, juste à coté de mon centre de yoga. Il s'appelle Bloom comme la fleur qui éclot et est tenu par Elçin, une mère de famille avec qui j'ai tout de suite sympathisé. Nous aimons le même style de vêtements et admirons nos tenues respectives. Elle sait que je préfère le cappuccino au lait d'amande et en achète spécialement pour moi. Quand je fais un fondant au chocolat, je lui en apporte la moitié. Quand elle déjeune d'une salade dans son café, elle m'en offre aussi. La décoration de son café révèle une sensibilité artistique prononcée. Les murs sont couverts de toiles peintes par des artistes du coin dont son mari, qui a fait entre autres un portrait de leurs deux enfants. Elçin lit beaucoup, autre point commun entre nous. Quand tous les clients du matin sont partis (sauf moi qui traine longtemps), elle s'installe à une table pour lire. En general, des classiques russes, français, ou turcs dont Oran Pamuk que tout le monde connait depuis son prix Nobel, mais aussi Yachar Kemal, que j'ai découvert par elle et qui chante le peuple Kurde. Elle lit vite et une fois terminés, elle pose les livres sur l'étagère réservée à cet effet à droite du comptoir.
Chaque matin, elle pose des fleurs fraiches sur les quelques tables et allume sa playlist, un mélange de grands classiques du rock, de pop italienne, de chansons françaises (très prisées ici) et de musique turque. Grace à elle, j'ai découvert le musicien Fazil Say, dont j'attends impatiemment le concert à son prochain passage dans la ville. Il me rappellera à jamais mon arrivée à Ankara, quand nouvelle dans la ville, j'étais arrivée dans ce café au hasard de mes promenades. Je me sens bien ici, dans cette ambiance plutôt familiale. Il n'y a que quatre tables qui passent de l'intérieur à l'extérieur en fonction de la saison et du temps, et un poêle à bois que Elçin allume dès l'arrivée des premiers jours de froid en novembre.
On pourrait devenir de grandes amies s'il n'y avait pas un obstacle insurmontable entre nous: la langue (une fois de plus). Elle ne parle pas de langue étrangère, je ne parle pas le turc. Notre communication se limite à Google translate, ou, les jours de gras, à l'aide d'un ou une interprète. J'en ai rencontrés deux au café : Zeynep, une prof d'anglais qui écrit aussi des livres pour enfants, et Cem, un fonctionnaire à la retraite qui parle français couramment. A force de m'asseoir ici tous les matins (je déteste rester à la maison), je reconnais les habitués. Ce sont les mêmes qui se retrouvent tous les jours pour se plaindre de la cherté de la vie, du prix exorbitant de l'immobilier, de l'inflation galopante, et discrètement du gouvernement. Car je suis ici dans le quartier républicain d'Ankara qui vénère Ataturk, le père fondateur de la Turquie moderne, par opposition au gouvernement actuel. Il y a des portraits de lui partout, dans les restaurants, les magasins, et les bureaux, comme forme de resistance. Elçin, elle, préfère consacrer ses murs à l'art.
D'ailleurs ce matin, le sujet de lamentation est plus important que la crise économique: le café Bloom est menacé de fermeture. Les habitués m'ont annoncé la nouvelle quand je les ai vu tous le visage dépité. Elçin en avait les larmes aux yeux. La raison invoquée est la vétusté de l'immeuble, un immeuble de trois étages, dont le café partage le rez-de-chaussée avec un coiffeur juste à coté. Cet immeuble, typique des années 80 à Ankara avec de grandes fenêtres à chaque angle, ne serait pas aux normes anti-sismiques. Depuis le tremblement de terre de février 2023 dans la province d'Hatay à la frontière de la Syrie, qui a provoqué la mort de plus de 55,000 personnes et pratiquement rasé la ville biblique d'Antioche, des contrôles sont régulièrement effectués sur les immeubles d'habitation du pays, car des constructions trop légères ou n'ayant pas respecter les normes seraient à l'origine du nombre élevé de victimes.
Et donc, d'après les analyses effectuées, l'immeuble du café Bloom serait aussi dans ce cas. Mon esprit critique, voire cynique de journaliste, se demande si ce n'est pas un prétexte pour le démolir et alimenter la speculation immobilière qui va bon train à Ankara. Au moindre signe de vétusté, les immeubles sont rasés et remplacés par des constructions nouvelles dans lesquelles on case plus d'appartements tout en respectant les limites de hauteur imposées au centre (pas plus de trois étages). Mais pour cela, me dit-on, les habitants doivent être d'accord et dans l'immeuble en question, ils seraient divisés. La réponse sera donnée le 15 Octobre, date fatidique où l'eau et l'électricité seront coupées. En attendant, je profite des quelques semaines qu'il me reste pour passer des heures sur la terrasse, dans cette douceur de fin d'été où il fait encore bon.