Je vous fais part d’un moment de vie dans les services d’un ministère. Je ne sais pas si c’est l’endroit, le moment ou tout à fait adapté mais tant pis, il me faut bien un exutoire et ce sera le blog.
Début janvier je reçois par courriel une proposition de formation en management. En général ce genre de mail finit direct à la poubelle mais là franchement le titre aiguise ma curiosité « les apports des neurosciences au management : vers un management authentique et inclusif ? ».
Du lourd, ça arrache du métal. Illico je m’inscris par curiosité (malsaine diraient les plus lucides). Que se cache-t-il derrière un titre aussi énigmatique qu’inquiétant ? Je vais bientôt le découvrir à mon corps défendant. Vous remarquerez que le titre de la conférence pose une question, ce qui semble vouloir dire que la réponse est à rechercher ou ne va pas forcément de soi et que l’on aura un début de réponse en fin de conférence ou une piste sérieuse à fouiller après une démonstration argumentée et sérieuse voire fouillée.
Que nenni, vous verrez par la suite que le formateur ne s’embarrassera pas d’un quelconque esprit critique ou de la moindre nuance. En gros la réponse est déjà dans la question (mais j’en dis déjà trop).
J’avertis quelques collègues et camarades de la tenue de cette formation qui se déroule à distance sous forme de Wébinaire (néologisme en vogue dont j’ignore la signification mais qui pullule en période covid permanent), histoire qu’ils puissent également découvrir ce qui excite et motive tant nos chers hiérarques.
Seul un collègue et moi (il faut dire que l’on a du boulot et que donc tout le monde dans le service n’a pas deux heures de temps à perdre) décidons de nous connecter et de suivre la formation tant attendue.
Premier dilemme, avant de rentrer dans le cercle très fermé des auditeurs il nous faut décliner notre identité. Mon collègue s’authentifie sous le pseudonyme de « Jean François Copé ». Il est coutumier du fait, il avait pris pour habitude pendant la pandémie, en particulier le confinement ponctué de trop nombreuses réunions en visio, de se connecter sous avec le nom d’emprunt « Jean Castex » histoire de détendre l’atmosphère ou de la plomber (selon les convictions de chacun).
Là sans savoir pourquoi c’est « Copé » qui s’invite à la fête, une autre fois ce pourrait être « Jean-Vincent Placé » (même si les déboires judiciaires de l’ancien écologiste ne donnent aucune envie d’usurper son identité).
Étant beaucoup moins drôle et fin que mon collègue, je décide pour ma part de me loguer avec l’identifiant « toto53 ».
Une fois connectés sur le portail, on constante qu’au moins 150 personnes nous ont précédés. En parcourant le tchat, on remarque tout de suite le sérieux des échanges qui ont déjà débuté avant même la conférence. On se rend compte qu’il y a du beau monde en ligne dont la plupart sont à la recherche de la recette miracle ou des astuces pour arriver à faire suer le burnous de leurs subordonnées dans la joie, la bienveillance ou la bonne humeur, tout un programme…
Bref toto53 et Jean-François Copé font un peu tache mais tant pis maintenant qu’on est là on va écouter et pourquoi pas participer. Au final avec nos pseudos pourris on tente de garder une distance via un humour quelque peu douteux, certes, mais on a l’impression de ne pas se mélanger à la gangue ambiante.
En l’absence du directeur de la DRH du ministère, une de ses adjointes, administratrice civile de son état, nous apprend que son chef assiste à une réunion présidée par la ministre de la fonction publique (ou de ce qu’il en reste) et qu’en conséquence en son absence elle introduira le propos tout en espérant qu’il pourra nous rejoindre avant la fin de la session pour nous éclairer sur un sujet auquel il semble très attaché.
Après un court propos liminaire, dans lequel on apprend qu’au final un grand nombre de problèmes (risques psycho sociaux, discrimination, égalité professionnelle femme-homme) pourraient trouver à être traités efficacement en généralisant une approche managériale transformationnelle (sic !!!) basée sur l’intelligence relationnelle et comportementale (à ce propos l’intervenant du jour et son cabinet ont été choisis pour aider de manière intéressée le ministère dans ces vastes chantiers via diverses prestations telles que formations ou séminaires pour cadres), on entre dans le vif du sujet avec les développements du conférencier.
Il y aurait beaucoup à dire. Durant un flop ininterrompu le consultant passe du coq à l’âne et mobilise à l’envi les théories les plus diverses pour illustrer son propos (interférence bayésienne, mise en évidence de biais divers et variés, neurosciences par-ci, psychologie par-là, un peu de bon sens, pas mal de truisme…).
Au bout de trente minutes, on n’en peut déjà plus, et on se demande dans quel monde vivent tous ces gens qui sur le fil de discussions ne manquent pas d’encenser le gourou du jour.
Le collègue (autrement dit Jean François Copé pour l’occasion) n’en pouvant plus décide d’intervenir sur le tchat mû tout autant par l’énervement que par l’envie de se moquer du sérieux des échanges et pose une question écrite à première vue dénuée de sens : « Pensez-vous que l’avenir du management passe nécessairement par le transhumanisme ou que l’on continuera à avoir recours à des méthodes plus classiques de gestion et d’animation d’équipes telles que le Design Thinking, les Hackathon, le feed back etc. ».
En voyant la question apparaître à l’écran je pouffe de rire et je me dis que le collègue va se faire repérer comme le troll de service. J’ai envie de lui répondre directement sur le tchat avec un message, à destination de tous, du style « M. Copé (de Meaux je présume), arrêtez de dire n’importe quoi sur sujet aussi sérieux et restez-en aux problèmes de pains au chocolat que d’ailleurs vous ne maîtrisez même pas ». Finalement je m’abstiens et attends de voir les éventuelles réactions.
A ma grande surprise le fil de la discussion reprend et la modératrice qui répondait jusque-là à la plupart des remarques ou messages laisse la question de Jean-François orpheline (du moins pour l’instant).
A la fin de la conférence, l’administratrice civile reprend la main en remerciant le consultant pour la qualité de son propos et son omniscience (de notre côté on a surtout envie de vomir devant tant d’inepties). Elle se propose ensuite de poser les questions de l’auditoire, notamment un certain nombre de questions qu’elle a sélectionné dans le fil de discussion du tchat, auxquelles le grand clerc se propose de répondre.
Comme quoi la chance sourit aux audacieux, voilà donc que notre chère haute fonctionnaire, après l’avoir sélectionné (faut déjà le faire) en vient à poser la question de Jean-François sur le transhumanisme, qui n’en attendait pas tant, en introduisant son propos d’un « on a une question un peu futuriste » et en se lançant dans l’énoncé de celle-ci.
Avec le collègue, on se regarde et on part dans un grand fou rire qui fait du bien, un rire jusqu’aux larmes qui ameute presque tout l’étage.
On a à peine le temps de se ressaisir pour noter la réponse tout aussi stupéfiante de notre prophète du jour : « Le transhumanisme on en parle mais il n’est pas encore là, c’est une question philosophique. On a plein d’informations issues de la science, des briques que j’ai partagées avec vous sous forme de vulgarisation et qui vont permettre de faire un saut quantique en termes de management…. ». Vous avez dit « science » comme c’est bizarre, nous on entend et comprend idéologie, scientologie, couillonnade (pour varier) mais bon on n’est pas des spécialistes...
Plus tragique ou problématique, une autre question sélectionnée relative au management toxique et ses effets sur les personnes amène notre cher apprenti conférencier à se lancer dans des explications brouillonnes et scandaleuses :
« Le stress dépend de nous. Il faut muscler notre intelligence adaptative pour être le plus résilient possible. Il faut prendre de la distance par rapport à la situation. On ne choisit pas ses managers. Moi j’ai connu des mangers extrêmement toxiques dans ma carrière et aujourd’hui je saurai comment faire. En prenant cette distance, en pensant autrement, en utilisant des exercices de bascules cognitives et en les répétant. Au bout d’un moment quand vous allez en comité de direction vous devenez complètement indifférent à ces agressions, aux remarques désobligeantes ou autres parce que vous vous êtes musclé le cerveau et vous avez endossé une sorte d’habit de lumière, etc. ».
Voilà donc à quoi servent les formations en management au sein du ministère : à acculturer l’ensemble de la hiérarchie à l’idéologie managériale la plus crasse qui sous couvert de performance durable et d’efficacité est surtout une formidable machine à broyer les singularités et à casser le collectif. Le remède (mais n’est-il pas aussi le poison) peut aussi bien servir à prévenir les RPS et les discriminations (allez, on fait de la gonflette cérébrale et tout ira bien…).
Pour autant il existe moult approches sur le travail aussi bien et notamment en psychologie (Yves CLOT, Christophe DEJOURS, etc.), en ergologie (Yves SCWARTZ, Jacques DURRAFOUR, etc.), en ergonomie (François DANIELLOU, etc.), en philosophie (Pierre MUSSO, Baptiste RAPPIN, etc.), en droit (Alain SUPIOT, etc.), en sociologie (Thibault Le Texier) qui permettent de saisir le travail vivant, concret et réel loin de toute forme d’instrumentalisation et d’idéologie pseudo-scientifique qui au final ne vise qu’à rationaliser et objectiver la ressource humaine en vue de mieux la réduire à son état de producteur-consommateur dans un monde incertain.
Je ne peux ici m’empêcher de citer (attention spoil) la lumineuse conclusion de Thibault Le Texier de son ouvrage « le maniement des hommes (Essai sur la rationalité managériale) » parue en 2016 aux éditions La découverte :
« Théoriser la gestion comme une véritable logique gouvernementale suppose au contraire que l’on se défasse des œillères conceptuelles imposées par ces dichotomies opposant public et privé, politique et économie, État et marché. Le pouvoir managérial ne fonctionne pas en référence à un chef unitaire, mais par rapport à des dispositifs dépersonnalisés ; il ne repose pas sur la propriété ou sur la discipline, mais sur le contrôle et le savoir ; il ne se pose pas en termes juridiques, moraux ou marchands, mais sous la forme de standards objectifs ; il ne vise pas à régler uniformément, mais à normaliser de manière adaptative ; il procède par arrangement et formation d’entités considérées comme malléables, et non par contrainte ou par interdiction ; et il vise non pas à la cohésion familiale, au profit ou à la justice, mais à la productivité. En un mot, le management moderne organise, contrôle et optimise des ressources humaines à l’aide d’un savoir rationnel. Manager, ce n’est pas seulement rendre efficace, c’est postuler que l’efficacité est le parangon universel. Ce n’est pas seulement savoir, mais aussi collecter, transformer et incorporer des savoirs. Ce n’est pas seulement arranger des comportements, des espaces, des outils, des procédures et des règles afin de produire des résultats prédéterminés ; manager, c’est arranger des collectifs, des émotions, des désirs et des signes pour faire société. Ce n’est pas seulement renoncer à la discipline des corps, à l’appropriation des choses et au commandement militaire, c’est aussi contrôler de manière impersonnelle et individualisante, et favoriser l’autocontrôle de tous et de chacun. Bref, manager, c’est produire non pas des biens ou des services, mais des individus et des groupes humains performants, malléables, contrôlables et connaissables. Un collectif auquel on adhère volontairement plutôt que compulsivement, qui ne structure plus son vivre-ensemble essentiellement selon des traditions immuables, qui se projette dans un devenir historique incertain et qui pense son équilibre interne comme un jeu dynamique entre éléments changeants, un tel collectif est une organisation. Et le management moderne constitue le mode privilégié de constitution et de gouvernement d’un tel collectif. La société d’organisations dans laquelle vivent actuellement les habitants des pays occidentaux est, sans conteste, une société managériale. L’ordre maintenu au sein d’une telle société n’est pas le résultat d’un plan central, d’une hiérarchie institutionnalisée ou de l’action coercitive d’une autorité séparée du corps social. Il ne nécessite pas non plus la médiation d’une figure de l’Un ou d’une Loi ancestrale. Et c’est un ordre qui ne nécessite pas d’être incarné dans un souverain auquel on se soumet personnellement, mais qui travaille au contraire à se désincarner, à se retrancher derrière des arrangements, et qui ne veut en aucun cas représenter (les théories de la gouvernance ont, à ce titre, le mérite d’essayer de figurer d’autres mécanismes de délégation que les assemblées élues, d’autres types de règles que les lois, et d’autres types de légitimation que la constitutionnalité). Contrairement à la souveraineté et au marché, qui reposent sur des lois structurant un cadre général au sein duquel les sujets sont laissés relativement libres, le management est fondé sur des arrangements conditionnant en continu le corps et le psychisme des personnes qui interagissent avec eux. Ce sont ces arrangements qui gardent la mémoire du monde et imposent des gestes, des normes, une temporalité, des résultats et même une morale. Comparons l’essor de la gestion moderne à la diffusion des grandes religions ou à la structuration de la souveraineté régalienne : jamais imaginaire gouvernemental ne s’est imposé aussi rapidement, aussi pacifiquement et aussi largement dans l’histoire de l’humanité. La propagation des entreprises au sein des pays industrialisés s’est faite dans la résignation, l’indifférence ou l’enthousiasme, comme s’il était acquis qu’elles sont au service de la société – et non l’inverse, comme cela semble de plus en plus le cas. Certes, à partir de la fin du XIXe siècle, le public occidental fait montre, à l’égard des grandes sociétés privées, d’une suspicion qu’il n’a pas abandonnée à ce jour. Mais cette défiance populaire est moins tournée vers l’entreprise ou le management que vers le capitalisme industriel et financier ; elle vise moins les hiérarchies familières de cadres anonymes que les banquiers rapaces, les patrons impudents et les multinationales sans éthique. De longs siècles de joug de l’État et d’expansion du commerce ont sensibilisé les peuples, parfois dans le sang et les larmes, aux bienfaits et aux périls des dominations régalienne et marchande. Le pouvoir managérial reste en revanche méconnu. Sorte de technique apolitique et culturellement neutre, la gestion est généralement présentée comme la réponse logique et nécessaire à une légitime demande d’efficacité. Il n’est que temps, pour la pensée critique, de saisir cet objet et de combler cette vacance."
La citation est certes un peu longue mais essentielle pour en apprécier la justesse et l’ampleur. Pour en revenir à la formation en management, on ne peut que regretter que l’État se transforme en entreprise comme les autres. Ces transformations à l’œuvre depuis de nombreuses années s’accélèrent et touchent en particulier les ministères sociaux (ministère du travail, ministère de la cohésion sociale et de la santé) qui sont à l’origine de la formation subie et suivie par toto53 et Jean François et dont j’ai tenté de relater ici le contenu indigent et la grande vacuité.