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Billet de blog 17 novembre 2025

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Etudier les mondes arabes et musulmans, un métier à risque?

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L’annulation du colloque organisé par la Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe du Collège de France et le CAREP est, nous dit-on, une affaire de liberté académique. C’est vrai, mais qu’entend-on par là dans ce cas précis ?

La réduction de ce débat à une question de liberté académique suscite chez moi, et peut-être aussi chez certain·e·s de mes collègues une certaine frustration. Car cela permet d’éluder une autre question sous-jacente, celle des frontières à l’intérieur desquelles on peut aujourd’hui parler de la situation actuelle et de l’histoire du monde arabe contemporain. Ce qui se discute aujourd’hui dans le contexte de la guerre contre Gaza, de la colonisation en Cisjordanie au Golan, des agressions multiples sur des territoires souverains par l’armée israélienne n’est pas nouveau.

Pour nous, « spécialistes de la région », avoir affaire aux médias est souvent un exercice d’hébétude… devant l’ignorance et l’assurance de nos interlocuteurs et interlocutrices – et je ne parle pas même ici de nos nombreux collègues « spécialistes » d’autres choses qui prétendent nous expliquer combien tant de versants de l’histoire de la région auraient été occultés ou exagérés parce qu’ils viennent de le lire quelque part… Loin de moi ici de vouloir me poser de manière arrogante comme plus savante ou plus sachante, mais je constate que ces mêmes journalistes éprouvent une forme de curiosité plus ouverte quand il s’agit de discuter d’autres régions du monde, et d’autres périodes de l’histoire. Comme si, d’une certaine manière, le canal entre la production de savoir vérifié, prouvé, validé, et le savoir commun, diffusé dans la société et dans l’opinion, s’était brouillé, que quelque chose ne tournait pas rond.

Parce qu’on ne peut pas dire qu’on ne parle pas du Moyen Orient. Et c’est peut-être pour cette raison même que tout le monde croit savoir. On ne peut pas non plus dire que les spécialistes du monde arabe ne soient pas nombreux, de très bon niveau, en France par exemple. Ces spécialistes débattent en effet entre eux, ils reflètent certaines des tensions qui agitent le monde de la recherche, mais aussi la société française. Entre eux, malgré et avec ces tensions, il est question d’établissement de la vérité, de méthode, de questions de recherche (là, il est fait usage de la liberté académique, stricto sensu, prise dans les limites de la vérification et de la contradiction). Ces discussions permettent aussi de se mettre d’accord. Ainsi, par exemple, dans le champ académique, l’occupation et de la colonisation israéliennes sont simplement des faits, établis, et non des sujets de polémique. Il y est possible de discuter du lien entre le sionisme et le colonialisme européen ; ou encore d’utiliser la notion d’apartheid pour décrire la manière dont les sociétés juives et non-juives sont séparées dans l’espace Israël - territoires occupés. Il y est admis de qualifier le bras armé du Hamas de résistance armée. L’énoncer n’est pas nier la violence nihiliste des groupes jihadistes ou mettre tout au même niveau. Mais l’énoncer permet aussi de comparer les situations d’occupation et les réactions aux occupations dans le monde. Se concentrer sur les mouvements pacifiques est une option, mais la réalité du terrain est tout autre et nous montre que l’option armée fait partie de l’histoire de la résistance, en Palestine comme ailleurs. On peut, dans une discussion, faire la différence entre les résistants ukrainiens armés, les forces kurdes de la résistance au Rojava ou les groupes jihadistes. Mais il n’est pas honnête de refuser absolument de les comparer, de bannir des mots parce qu’on les réserve à certaines expériences. C’est pourtant l’une des lignes qu’il serait, dans le débat public, impossible de franchir.

Alors, que se passe-t-il pour nous quand nous sommes accusés de toutes sortes de maux pour simplement avoir rendu compte de l’état de la recherche, du consensus scientifique actuel ? Que devons-nous comprendre ? Que chaque mot que nous prononçons doit maintenant devenir l’objet d’un procès ?

Observant ce qui se déroule depuis des mois et des années, il me semble que quelques leçons peuvent être tirées des multiples polémiques.

D’abord, ce qui nous est dit, c’est que tout le monde n’est pas autorisé à produire ce discours scientifique consensuel. Une même analyse, produite par un chercheur palestinien ou arabe de la région sera souvent inaudible tant qu’elle n’aura pas été validée par un chercheur ou une chercheuse européen·ne ou israélien·ne. Il en a été ainsi pour les enquêtes sur les massacres de 1948, documentés et décrits par des historiens et témoins palestiniens, popularisés et acceptés grâce au travail des historiens israéliens dits révisionnistes. Il en a été ainsi, bien entendu, pour l’usage du mot génocide pour qualifier les massacres à Gaza, d’abord dénoncé par des témoins et journalistes palestiniens puis par des ONG internationales, puis enfin par des personnalités israéliennes et des spécialistes de genocide studies occidentaux. Pourquoi les Palestiniens ne sont-ils pas jugés dignes d’établir et de nommer ce qui leur arrive en propre ? est-ce une situation qui serait explicable si on parlait d’une société européenne ?

Ensuite, ce qui nous est dit, et c’est peut-être là que la question académique est plus centrale, c’est que la vérité n’est pas ce qui compte vraiment. Ce qui compte, c’est l’équilibre. Une notion un peu étrange, quand on y songe. Lorsque nous décrivons et démontrons ce que nous avons étudié, disons, au sujet d’une réalité sociologique ou historique, il faudrait, en permanence, convoquer quelqu’un qui soit partisan d’une thèse opposée. C’est une expérience que j’ai moi-même faite régulièrement lorsqu’il m’arrivait, parfois, d’intervenir dans les médias au sujet de la Syrie dans les années 2010. Expliquant le fonctionnement du pouvoir ou de la société syrienne sur la base des recherches disponibles, je me retrouvais contredite par de pseudo-experts venus raconter des foutaises sur le confessionnalisme et la radicalisation et que-sais-je encore, tout cela au nom de l’équilibre et de la confrontation des points de vue. Et bien entendu sans distance aucune, sans attribuer cette vision de la société à ce qu’elle était, c’est-à-dire à la propagande du régime. Quand j’entends aujourd’hui la manière dont sont précautionneusement sollicités mes collègues sur l’Ukraine et la Russie, même si rien n’est parfait, je mesure la distance.

Alors, est-ce que c’est bien la liberté académique qui est en jeu quand on met en cause la scientificité d’un colloque au Collège de France ou le signe ultime, très visible (et suscitant fort heureusement le scandale), du mépris dans lequel on tient les travaux qui sont produits sur cette aire culturelle ? Ces travaux ne sont certainement pas tous parfaits, mais ils reposent sur des savoirs, sur des compétences souvent chèrement acquises, sur une familiarité avec des terrains souvent éprouvants et difficiles, et parfois aussi avec lesquels les chercheurs et les chercheuses ont des liens personnels, affectifs. Et c’est là le dernier élément que je dégage de l’observation des polémiques. Pour les chercheurs et chercheuses travaillant sur les mondes arabes, le fait d’avoir des liens forts avec son « terrain de recherche » suscite le soupçon. C’est pourtant cette familiarité qui constitue l’une des richesses sur lesquelles la recherche française et européenne peut s’appuyer. L’empathie est une qualité nécessaire pour faire une bonne recherche, autant que la critique et la lecture des sources en langue originale ou la déduction… Ces différentes qualités, mises en tension dans la production d’une vérité scientifique, sont celles qui garantissent justement le seul équilibre utile. Encore une fois, les exemples sont nombreux, sur d’autres terrains, de la valorisation de la proximité avec le terrain. S’étonnerait-on qu’un chercheur français spécialiste de l’Allemagne (ou l’inverse) fasse des séjours prolongés là-bas, développe des collaborations et des amitiés, y fasse parfois sa vie ?

Si aujourd’hui la recherche dans son ensemble est menacée par toutes sortes de relativismes et d’attaques sur la vérité, en ce qui concerne la production scientifique sur les mondes arabes, ces attaques sont redoublées par le soupçon de « collaboration » avec un ennemi construit comme intérieur, et dont nous serions la 5ème colonne… le nom de cet ennemi varie : islam, « frérisme », nouvel antisémitisme, wokisme…. Ou une combinaison de tout cela, qui vient littéralement piétiner notre travail, l’établissement des faits et les mécanismes, jette le soupçon sur le fondement même de notre libido scienti, c’est-à-dire notre volonté de comprendre ces sociétés, de les décrire et de les rendre familières, dans leurs complexités et leurs contradictions.

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