Le fracas résonne encore en écho lointain au fond de moi. Je suis là, un peu perdu au milieu des choses informes, paresseusement dressé dans ce corps qui marque une nette pause. Il y a comme une brisure dans le fil du temps qui se déverse avec tant de fureur habituellement. Je sais que dans quelques jours à peine, peut-être quelques semaines cette fois, il coulera à nouveau, ne frottant quasiment plus sur les restes de cette parenthèse complètement étourdissante. Je me sens pourtant forcé de la protéger, de l'immuniser de la parure manufacturée qu'elle pourrait revêtir presque naturellement, de l'évènement . Cet évènement pourrait être celui qui prendrait place après ceux qui l'ont précédé, attendant ceux qui vont lui succéder et le relégueront au rang de fait d'histoire. J'ouvre la fenêtre de ma chambre et inspire alors avec violence, comme pour marquer irrémédiablement mes sens de cet air, je le pressens, d'une composition bien particulière. Rien ne saute véritablement aux yeux, à vrai dire tout semble identique, mais je crois observer que quelque chose comme la couleur de l'atmosphère a changé de teinte. C'est comme un lendemain de beuverie, une sensation nauséeuse nous ramollit, on perçoit en fond les chocs divers subis dans notre chair, et nos membres nous indiquent explicitement leur lassitude, il n'y a plus que la tête pour prendre le relais, et bien souvent dans ces cas là, elle a également tendance à se mettre en veille. Là il y a cela en plus que dans la tête, c'est le vertige absolu. En réaction à tout cela, Edgar Morin écrivait dans un article du Monde : "Notre émotion ne doit pas paralyser notre raison, comme notre raison ne doit pas atténuer notre émotion". Le désordre a régné dans les esprits ces derniers jours, il aurait peut-être dû contraindre à la mesure dans l'analyse. Sans doute est-il trop tôt et aurait-il fallût rester davantage sous l'eau pour se faire encore secouer par toute l'agitation subsistante, l’éprouver jusqu'au bout pour savoir ce qu'elle pourrait encore nous enseigner. Mais j'ai besoin dès à présent de faire travailler ensemble émotion et raison, de puiser en elles l'énergie qui me donnera l'occasion de mettre un peu mieux en forme cette profusion plutôt difficile à faire sienne.
Il y a tout d'abord un malaise que je souhaite éclaircir. Partout, dans le monde entier, se répand vivement cette pleine adhésion qui rassure en même temps qu'elle questionne. Résister par défaut face aux marées unanimes, cela ne peut-il pas être un point de départ fructueux ? Il met mal à l'aise pourtant, suscite presque le dégoût de soi-même. Dégoût de ne pas succomber à ce que sont sans doute de bons sentiments, dégoût plus encore de se croire pousser au-dessus de la masse grouillante. M'y voilà en tout cas, animé d'une bizarrerie qui m'a parfois réussi, je plonge alors. "Que la France est belle ainsi, fraternelle !", "la planète se recueil", "tous debout pour sauver la liberté et dire non à la barbarie". Les slogans se reproduisent à la chaîne. Taillés dans les moules de l'industrie communicationnelle ils perdent si vite en substance, prennent un ton fadasse aussi rapidement que nos émotions mécanisées les copient. Simples mots ? Ils barricadent en fait notre pensée dans un espace tellement restreint qu'elle s'étouffe et étrangle par la même occasion notre perception des choses. Quelle aubaine pour nos professionnels de la gestion collective des passions. Ils n'ont qu'à ramasser ce tout sans aspérité et s'amuser comme ils l'entendent de cette bricole bien docile. Ne cédons pas au lissage auquel on nous invite. Laissons-nous au contraire déborder par la profonde complexité de nos ressentis respectifs, et même échafaudons la tous, pour nous-même. Une émotion modelée du dehors perd toujours en vigueur. Est-ce le deuil de la nation qui nous bouleverse, la foi patriotique qui nous relève, l'intolérance qui nous hystérise ou encore la désunion qui nous angoisse ? Osons ne pas souscrire au sentimentalisme guidé mais affirmons ce qui est particulier dans notre peine, mettons en avant l'originalité de ce qui nous parachute au milieu de foules immenses. Cela n'a aucune chance de briser l'élan collectif, bien au contraire. Et il faut faire pareillement vis-à-vis de notre compréhension de cet évènement. Lorsque tout semble simple, c'est bien souvent que rien ne l'est en vérité. Le verni soigne l'image mais la fige et lui fait perdre la mobilité nécessaire pour décrire le réel. Il faut s'autoriser à le craqueler si l'on veut y voir plus clair. Ce n'est pour autant jamais sur le négatif de cette image qu'il faut basculer totalement, les théories du complot sont des versions inversées tout aussi simplistes. Mais elles ont le mérite de permettre la fissure, elles introduisent le doute là où tout est réglé d'avance. C'est entre ces deux extrêmes qu'il va être intéressant d'aller chercher sa version, percevant en quoi ils sont parfois poreux et imaginant toutes les nuances qui peuvent surgir entre leur position.
Je le reconnais, aucune tristesse ne m'a effleuré durant ces jours pourtant sombres. Aucune fierté ne m'a porté d'une prétendue dignité de la réaction du peuple français et de la communauté monde. Aucune envie non plus d'exprimer une pseudo solidarité. A l'opposé de l'indifférence, les catégories standardisées de compassion proposées ne m'ont pourtant pas séduit. Et au fur et à mesure qu'elles étaient ressassées, martelées, relayées, adoptées, digérées, elles provoquaient un rejet épidermique sur moi. Simplifier les affects pour mieux les orienter. Ce fait tragique a été travesti avec brio. Je ne crois même pas que quoi que ce soit puisse en porter la responsabilité. Peut-être s'est-il lui-même travesti, conduit par les forces historiques de notre époque qui n'attendaient, à ce point d’acmé où nous étions rendus, que la rupture qui entraînerait tout. Tout était quasiment déjà là ; le contexte politique changeant, le climat social extrêmement tendu, les productions intellectuelles auto-réalisatrices, la géopolitique internationale en effervescence. Bien entendu qu'il faut accorder pleine importance à ces quelques jours de basculement, mais il est aussi décisif de savoir les remettre en contexte. En se focalisant sur ce qu'ils produisent, on peut déjà déceler des représentations du monde motrices qui dominent, fournissant une grille de lecture dont il sera difficile de s'émanciper pour les années à venir. C'est l'idée de blocs s'affrontant qui ressort. Théorisé il y a une vingtaine d'année sous la notion de choc des civilisations, le concept n'a pas tout de suite convaincu, le métissage était alors une utopie qui fonctionnait encore. Mais ces derniers temps certains idéologues et politiques l'ont remis au goût du jour en s'appuyant sur les difficultés observées liées à l'immigration. En ce début d'année 2015 s'est opérée une fulgurance qui a libéré le mouvement de toutes les pièces placées sur l'échiquier. Ce qui aurait pu être avant tout perçu comme un acte de violence prémédité à l'encontre de vies humaines, comme un terrorisme ayant causé la mort en groupe sur un sol que l'on pensait sécurisé, a été monté comme le nœud symbolique du combat entre ceux qui pensent librement et les autres. C'est la liberté de s'exprimer, effectivement en jeu dans cette affaire mais pas forcément en son cœur, qui a été agitée comme unique étendard. Nous avons souvent besoin de brandir de purs et beaux idéaux pour masquer nos instincts les plus primitifs. Je crois que c'est plutôt la peur pour nos vie et celles de nos proches qui nous a fait descendre dans la rue, et cela n'en est aucunement moins digne. Le réveil a été douloureux, extirpés que nous avons étés de nos rêves d'invulnérabilité sur des terres entièrement sûr pour nos corps. La guerre elle était là-bas, identifiable et loin de chez nous ! Ça c'était avant. Désormais on se l'imagine indétectable et donc potentiellement partout. Bien sûr qu'il ne fallait pas nous laisser avec ça, la peur l'accepter oui mais tout de suite tenter de la dépasser. Seulement, en la dirigeant exclusivement vers ce combat pour la liberté d'expression, il me semble que nous l'avons totalement détournée, falsifiée. Et ça n'a pas été fait au hasard. Ce Droit revêt, en apparence, une charge émotionnelle forte en France et dans le monde occidental plus largement. Il illustre notre croyance en le progrès de notre civilisation, en ce qu'elle incarne de spécifique et quasiment de plus avancée que les autres. Considérer qu'il a été ici mis à mal au plus profond ne peut que nous faire lever comme un seul homme soudé et guettant son ennemi. Celui-ci serait tout désigné, ce serait le parfait Autre ; vivant dans les régions reculées de la planète, sauvage et barbu, tuant nos valeurs fétiches, célébrant celles qu'on hait tant. Je ne peux m'empêcher d'y voir la figure qui pourrait nous introduire dans une guerre/paix à la Orwell dans son roman 1984. La prophétie du choc des civilisations est en passe d'être rendue réaliste. L'adversaire numéro un sera lointain et donc extérieur, et même s'ils sévit sur notre territoire cela découlera de son unique émanation. Comment la nation française aurait-elle pu mieux se prémunir de toute autocritique, être encore plus performante dans le déni ? Cette stratégie intérieure, désastreuse dans le temps si elle n'est pas contrée au sein de la société civile, va nous embarquer dans un conflit bien plus large, que nous n'avons aucun moyen de maîtriser. A la suite de ces évènements, les offensives contre les extrémismes se réclamant de l'Islam et commençant à s'institutionnaliser au Moyen-Orient vont bien entendu s'intensifier. Celles-ci, qui ont débuté il y a quelques mois et même plusieurs années, rappelons-le, ne sont absolument pas étrangères à ce qui vient de nous arriver.
En tant qu'individu, que pouvons-nous faire de ces courants qui traversent le récit de l'humanité ? Je les perçois pour ma part comme ces flux qui organisent le cosmos, je les observe donc, tente de sonder leur mécanisme, mais à quoi servirait-il que je les juge et encore plus fou, que j'espère les modifier. M'attristé-je du déclin lent mais inexorable de notre astre solaire ? Je considère plutôt ce mouvement comme une composante donnée et ne sous-estime pas le rôle intéressant que pourrait jouer une politique du renseignement efficace tout en me méfiant des conséquences néfastes qu'elles pourraient avoir sur nos libertés. Mais en définitive, je préfère me tourner vers les enjeux sociaux que je peux au moins caresser au travers de mes interactions quotidiennes. La principale difficulté dans ce contexte va être de faire cohabiter deux systèmes de valeurs très divergents, aujourd'hui plutôt hermétiques, et qui vont avoir tendance à durcir leur position dans le temps. D'un côté il y a ce qu'on pourrait nommer un progressisme ultra ; combattant régulièrement le poids de la tradition dans nos modes de vie, ultra républicain, ultra laïque. Il puise ses idéologies des philosophies éclairées de l'histoire occidentale, allant de la démocratie athénienne au siècle des lumières passant par l'humanisme de la renaissance. Sa posture économique est ambiguë parce qu'elle a marqué un tournant après le déclin des politiques collectivistes et peine désormais à trouver une formulation claire ; à la fois empreinte de l'héritage socialiste mais soucieuse _ ou contrainte _ de s'adapter aux évolutions du monde et à sa marche vers un capital globalisé. Ce courant doit actuellement jongler avec l'idéal d'égalité qui a constitué son ciment idéologique et son incapacité à le réaliser concrètement. Cela peut recouper ce qu'on appelle la sociale-démocratie. J'en suis un pur produit et c'est à ce titre que je me livre à sa vive critique en ce qu'il s'est profondément fourvoyé. Le principe vecteur de cette riche élaboration séculière, on l'a oublié, fut la tolérance, l'acceptation du temps long, la foi inébranlable en de belles idées qui s'imposeraient inévitablement. Le progrès humain qui était au départ une vue à lointaine échéance est désormais une nécessité absolue à obtenir tout de suite. L'indicateur de "croissance" en est un reflet, au même titre que d'autres thermomètres (chiffres sur la violence, retour du religieux, taux de chômage, niveau scolaire de nos enfants), nous renseignant en temps réel sur l'état de la société que nous ne savons plus appréhender humainement. Cela ne fait que montrer au grand jour que nous avons perdu confiance en les valeurs qui sont censées nous guider, nous avons peur d'être destitués et donc nous réagissons en hystériques avec le peu de pouvoir qu'il nous reste encore. Ainsi, ces idéaux forts que nous devrions défendre avec solidité, assurance, fierté, nous les bafouons en les bégayant tout en cherchant à se convaincre qu'ils nous guident encore avec fermeté. Il est question de cela pour la laïcité et la liberté d'expression justement, très liées l'une à l'autre. Nés d'une volonté émancipatrice, ces deux principes ont d'abord été des outils de protection des plus fragiles, des minorités. Ils devaient servir l'instauration d'une meilleure cohabitation entre les diversités (de croyance, de mode de vie, de pensée) et donc édifiaient une modernité très avant-gardiste. Ils ont aujourd'hui été complètement dénaturés et ne visent plus une libération des énergies créatrices de la société mais une défense de nos utopies perdues. Et c'est dramatique parce qu'au lieu de les utiliser efficacement pour préparer l'émergence de l'avenir, on les épuise à sauvegarder un modèle qui ne croit plus en lui et qui montre du coup sa désuétude.
D'un autre côté, il y a une foi en l'islam qui a tendance à se rétracter, à se recroqueviller sur elle-même. Elle réagit aux attaques qui la visent en parfaite théologienne puisqu'elle retourne à ses sources et privilégie ainsi les vérités universelles d'hier aux tentatives d'évolution pour demain. Comme toute religion, elle exige la soumission à une transcendance et rend dès lors plus difficile pour ses fidèles le dépassement des difficultés rencontrées dans le quotidien. Et les occasions de défi, dans le contexte social en France qui est celui décrit en partie plus haut, ne manquent pas. Mais ces conflits culturels, ces derniers temps, ont souvent entraîné pour cette communauté un sentiment d'exclusion, exacerbé lorsque les critiques adressées étaient rejetées en bloc, intégralement perçue comme une haine viscérale de sa religion. On se nourrit toujours de l'autre, du regard qu'il porte sur nous, et l'on ne se donne la possibilité de grandir que si l'on considère ce regard qui nous aide à nous voir nous-même et à nous remettre en question. Les conditions économiques et sociales d'une partie de la population musulmane en France, ajoutée à l'image que la société lui renvoie, compliquera forcément ce processus.
Ces deux forces sociales me paraissent centrales dans ce qui a frappé en janvier 2015 et que nous voyons émerger. Elles ne sont pas du tout dos à dos mais interagissent continuellement et produisent des effets. Elles se poussent l'une et l'autre à raffermir leur posture et le raffermissement de leur posture respective amplifie la dynamique. Le repli de l'islam électrise totalement le républicanisme des ultra socio-démocrates qui voudraient accélérer la laïcisation du monde à des fins idéologiques et sans doute économiques. Ces derniers se perdent car ils abandonnent la tolérance, valeur qui a fait notre splendeur. L'instauration d'un républicanisme autoritaire, illuminé par sa vision du progrès, tétanise en retour les groupes identitaires qui, au lieu de faire évoluer leurs valeurs comme voulu, se braquent. Au-delà de la communauté musulmane, la réaction des catholiques à la loi du mariage pour tous, la capacité de séduction du front national, entre autres, en sont selon moi des révélateurs. Cette polarisation fabriquent du changement et des nouveautés. Il ne s'agit aucunement de l'en blâmer, elle est un mouvement de l'histoire qui se place par delà le bien et le mal. Mais c'est dans notre rapport à ces nouveautés que nous allons définir notre projet commun, et notre ligne doit être clairement définie juridiquement, politiquement, moralement pour faire preuve de notre conviction. Ce qui suit est une proposition tout à fait personnelle, ouverte au débat. Parlons premièrement de ces attentats qui doivent évidemment être condamnés mais aussi compris, et pas seulement jugés comme des faits marginaux. Ils le sont pourtant en partie, de par leur caractère exceptionnel. Mais les évènements qui marquent ont cette capacité à s'imposer dans les consciences comme des faits qu'on ne pouvait éviter. Or, ce serait une erreur à mon sens de ne pas identifier leur contingence. Pour autant, même s'ils auraient pu ne pas survenir, ils sont survenus et doivent donc faire l'objet d'une analyse de ce qui les a préparés. Le terrorisme qui ôte des vies génère rarement une concurrence forte en termes de revendication. Celui-ci a semble-t-il réjouit les mouvances extrémistes du Moyen-Orient se proclamant de l'islam qui l'ont fait savoir publiquement. Sinon, c'est unanimement que ces actes ont été calomniés à l'international, et au national également sauf pour quelques récalcitrants ayant voulu se faire passer pour des insoumis. Cependant, nous ne devons pas tomber dans la facilité de croire que ce ne sont que ceux qui se félicitent de ces actes qui en ont engendrés les auteurs. Les circonstances qui ont rendu possibles ces évènements sont loin d'être majoritairement à trouver au dehors, ils sont des produits intérieurs bruts de notre système, et notamment de la polarisation précédemment décrite. Celle-ci s'observe à la marginalisation de plus en plus forte du cœur de la communauté musulmane et au durcissement des fondements de l'esprit républicain. Ce dernier élément émanant de ce qui a construit jusque là l'unification nationale autour de valeurs et de projets communs ne parvient plus, dans cette forme impérieuse, à récupérer dans son sillage ceux qui s'en sont exclus ou qu'il a lui-même exclu. Notre société en crise idéologique et économique génère ainsi de plus en plus de mis à l'écart attirés par ce qui pourrait leur permettre de refonder leur identité et leur appartenance. La religion musulmane est à ce titre un refuge parfaitement adapté puisqu'elle est elle-même reléguée et peut ainsi conférer une solidarité dans le vécu de trajectoires existentielles semblables. Elle représente cependant un groupe social comme un autre et produit elle aussi de la norme et de la déviance. Ce qui suit peut constituer un point délicat mais je souhaite tout de même l'aborder en tant qu'hypothèse, à débattre par la suite. Le fait que les représentants de l'Islam en France, ainsi que la quasi totalité de ses fidèles, se soient d'emblée et clairement dissociés des actes commis confirme à certains une chose qui pouvait sembler évidente : les musulmans installent la paix comme valeur cardinale de leur foi. Mais il me semble décisif d'aller démêler tout cela et de ne pas se contenter d'un rejet vis-à-vis de ces égarés meurtriers pour affirmer qu'absolument aucun lien ne les rattache. Un signal fort a été envoyé pour marquer le rejet le plus profond face à la violence et c'est à garder en tête pour tout le monde, il n'y avait d'ailleurs aucunement besoin pour cela que certains en fassent la demande explicite, ça n'avait aucun sens, et exiger des excuses est bien entendu encore plus absurde. Par contre, déclarer que ces gens n'ont rien à voir avec l'islam, me semble correspondre à quelque chose de l'ordre du déni, même si cette attitude peut s'entendre dans un premier temps. Il y aura un fort enjeu d'introspection pour cette religion qui devra viser la lucidité sans détour pour comprendre comment ces folies ont pu être perpétrées en son nom, au nom de son dieu et de son texte sacré. Dire qu'ils en ont détourné les fondements ne permet pas de saisir comment cela a pu être possible. Connaissant mal l'Islam, je ne m'autoriserai pas à aller pointer des choses en particulier mais un travail collectif d'exégèse (du point de vue des spécialiste et des profanes) du coran, d'analyse de l'enseignement prodigué et de compréhension du poids des valeurs religieuses dans le quotidien, dans la lecture du monde, pourrait être intéressant à faire par les musulmans eux-mêmes et par l'ensemble de la société. Cela pourrait concourir au rapprochement des forces sociales observées ici. Les dérives analysées dans ce paragraphe (républicanisme autoritaire et détournement extrémiste de l'Islam) doivent en tout cas faire l'objet d'une virulente opposition. Pour ce qui concerne le terrorisme se revendiquant de l'Islam, il n'y aura pas trop à forcer, le terreau social semble plutôt propice au combat, reste à trouver les moyens efficaces. En frontal, dans des modalités guerrières, je crains que les conséquences soient bien plus néfastes que ce contre quoi nous nous serions lancés dans la bataille : dispositions sécuritaires, surveillance, réduction de nos libertés individuelles, et accroissement des facteurs favorisant l'émergence du terrorisme. L'accent à mettre sur les services secrets de renseignement pourrait représenter une solution intermédiaire intéressante à court-terme pour notre sécurité tout en limitant les effets énoncés juste avant. Mais le travail de fond est à produire sur le front de cette dérive de notre esprit républicain qui exclut beaucoup plus qu'il n'inclut aujourd'hui. Le terreau social est beaucoup moins favorable à cette tâche, ce retournement sera un défi fort à relever.
Il devra libérer et sans doute accompagner cette volonté grandissante de vivre pleinement sa foi qui va à l'encontre de la laïcisation du monde que nous, occidentaux, pensions irrémédiable. Je crois qu'au delà d'un désenchantement de la civilisation que décrivait Max Weber, le mouvement de l'histoire va plutôt vers un changement de modalité dans nos croyances. D'une institutionnalisation religieuse et communautaire de la foi, nous irons de plus en plus vers des systèmes de croyance autonomes, bricolés par les individus. Mais pour l'heure, nous vivons un ressaut du fait religieux qui peut s'expliquer par un effort pour maintenir notre appartenance à quelque chose qui nous surplombe et conserver des liens qu'on ne sait pas encore former autrement. La religion musulmane est séduisante à cet égard, et pourquoi ne pas accepter entièrement ce phénomène ? On constate de toute manière qu'en tentant de l'endiguer, on le renforce en créant le stigmate qui attire davantage. Est-ce possible de défendre ce modèle du progrès humain en attaquant ceux qui selon nous n'y adhèrent pas ? Par un dialogue plus ouvert, on permettrait un relâchement, une posture moins défensive des musulmans en France qui pourraient, tout en vivant leur religion sans inquiétude, envisager une intégration plus sereine car sans craindre un effacement de ce qu'ils sont et ce en quoi ils croient. En face de cela, et c'est toute la virtuosité du numéro d'équilibriste qui sera à réussir, il ne faut rien gommer à l'impertinence de nos libres paroles, rien empêcher au brillant esprit provocateur de certains qui tombent parfois dans la grotesque caricature qui fait sourire, parfois dans l'amalgame et la dérive qui font bondir et parfois dans l'impertinence qui fissure les certitudes et ouvre des voies nouvelles. Mais le tri est impossible à effectuer au préalable, c'est après coup, peut-être bien plus tard que l'on peut se rendre compte de l'intérêt d'un propos qui a dérangé sur le moment. Souvent il n'en restera aucun intérêt en soit mais la libération d'un ressenti aura au moins provoqué la discussion, mis le doigt sur une douleur ou une tension et révélé un trouble social. A nous collectivement de savoir ensuite le désamorcer. On pourrait presque faire le parallèle avec cette loi physique de l’entropie mettant en lumière qu'aucun système au sein duquel un désordre apparaît ne peut faire marche arrière, le désordre sera toujours de plus en plus grand. Alors lorsqu'un trouble psychologique est vécu par différents individus, peut-on s'imaginer que c'est en le taisant qu'il va disparaître ou bien a-t-on plus de chance d'agir dessus en l'ouvrant à l'ensemble de la société ? Je suggère donc une posture véritablement ultra au moins sur ces deux points de la laïcité et de la liberté d'expression, et non pas adaptable en fonction des intérêts politiques du pouvoir en place. Je suis ainsi favorable au fait d'envisager une pleine liberté d'expression qui ne pourra souffrir quant à sa défense d'absolument aucune partialité, c'est aujourd'hui ce qui lui nuit le plus. Pleine liberté d'expression signifie pleine liberté d'expression, non pas amputée par ci et par là en fonction de la bienséance morale. Je prône que l'on s'autorise à ce que toutes les ignominies soient prononcées ; n'oublions pas que la société régulera en partie les choses (baisse des ventes des journaux publiant des propos infâmes envers certaines populations, décrédibilisation des personnages vociférant leur haine sur ceux qui ne la méritent pas, ...). Même ligne concernant la laïcité, cette dernière ne doit pas être défendue comme une posture particulière vis-à-vis des différentes croyances les sommant de se retrancher hors de notre vue. Celle-ci amène à des positionnements politiques bancals, sous couvert de fausse neutralité, qui depuis quelques années affaiblissent les véritables valeurs laïques. Il ne faut pas agir absolument pour un recul du religieux, mais faire en sorte que les croyances puissent s'exprimer. Le vivre ensemble est ensuite une question de débat et non pas de mise en place d'arsenal juridique réglant les sujets délicats une fois pour toute.
Nous voilà face à des enjeux forts, difficiles à relever mais ô combien exaltants. Ils nécessiteront en partie, pour chacun, de se regarder bien en face et de ne pas aller chercher dans la puissance publique ce qu'elle doit solutionner à notre place, pour soulager nos inquiétudes intérieures et résoudre nos contradictions individuelles. Une mobilisation citoyenne durable et de grande ampleur devra s'y associer, ouvrant de véritables débats et discussions et combattant avec fermeté pour les valeurs partagées qui en ressortiront.