« On n’a pas abandonné le réseau non potable, on le sauve, on le fiabilise. »
Les voeux pieux de la mairie et son engagement quant à la ressource en eau ne faisaient aucun doute, illustrés par cette phrase de Dan Lert, président d'Eau de Paris, cité par Mediapart, le 2 juin 2024 dans un article concernant les fuites: À Paris, l’eau fuit et la ville regarde ailleurs.
Sept mois plus tard, force est de constater que l'écart entre la volonté affichée et la réalité du terrain est toujours le même. Pour bien comprendre le problème, il faut savoir que la majeur partie des canalisations d'eau potable et d'eau brute (utilisée pour le nettoiement des trottoirs et le curage en égout) passent par le réseau d'assainissement. Nous nous retrouvons donc avec deux entités: d'un côté Eau de Paris qui gère l'entretien de ces canalisations et de l'autre la section assainissement de Paris (SAP), qui envoie en inspection régulière des égoutiers dans le réseau d'égout afin de signaler tout incident, entre autre les fuites.
Un cas concret plutôt récent permet de se faire une idée de la lenteur du traitement des informations et de l'acharnement nécessaire pour que cela débouche sur des travaux. En l'occurence une fuite pour le moins importante, située boulevard Saint Germain, à quelques pas de l'assemblée et signalée début octobre 2024:
Cette fuite, visiblement bien dans le quota des 10m3 par heure pour qu'Eau de Paris intervienne selon les réponses apportées à Mediapart en juin 2024, a bien entendu été promptement signalée à la hiérarchie du service assainissement par les égoutiers l'ayant filmé.
Las, l'enchaînement de dysfonctionnements va rendre la chose pour le moins compliquée.
En premier lieu, après vérification sur le logiciel TIGRE (Traitement Informatisé de Gestion du Réseau d'Égout), il se trouve que cette fuite était déjà signalée par d'autres équipes d'égoutiers, ce depuis octobre 2023. À la cadence, on laisse à l'imagination le volume d'eau potable gaspillée. Date de signalement sur cette capture d'écran du logiciel:

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Devant cette foirade manifeste dans le traitement de l'information, on aurait pu s'attendre à ce que l'erreur soit corrigée en priorité. Bien entendu, les choses ne furent pas si simples. Le signalement de 2024 a d'abord erré au sein d'une première direction du service assainissement, sans grande avancée. Le chef égoutier à l'origine du constat, a dû relancer la procédure, pour que le signalement soit bien transmis à la direction en lien avec ces problématiques de fuite. Toujours dans l'attente de résultat, le chef égoutier a encore relancé la hiérarchie. In fine pour transmettre lui-même tout le dossier à Eau de Paris, un responsable du service assainissement lui ayant communiqué un contact.
Plusieurs questions se posent:
- Quelle est l'utilité du logiciel TIGRE, si personne dans le service assainissement ne consulte rigoureusement la chose? Ne parlons pas même d'Eau de Paris, qui n'utilise pas ce logiciel.
- Est il bien normal que le suivi du signalement repose uniquement sur la volontée et la pugnacité d'un chef égoutier?
- Pourquoi ne pas communiquer directement dans les ateliers d'égoutiers un contact permanent avec Eau de Paris, afin de simplifier les signalements de fuite très conséquentes?
- Si sur de l'eau potable, le problème est réglé à cette vitesse, quel espoir pour le réseau d'eau non potable?
Résultat de cette procédure? Concrètement nous l'ignorons pour le moment. Une première intervention a bien eu lieu le 17 octobre, rechercher la présence éventuelle d'amiante sur la canalisation à changer. Au 8 novembre, la fuite était cependant toujours dans le même état:
Dans le cas présent, le problème va bien finir par être résolu. Mais combien de temps la chose serait elle restée en l'état si les égoutiers n'avaient pas insité ou n'étaient pas passés à proximité de cette fuite?
Ce laps de temps pour traiter les informations peut dans bien des cas être particulièrement interminable. Comme cette autre fuite rue du Chevaleret, toujours sur le réseau d'eau potable, filmée en novembre 2024:
Fuite, là encore sur de l'eau potable, déjà mentionnée dans l'article de Mediapart de juin 2024, video à l'appuie. Présente sur le logiciel TIGRE depuis ... mai 2021.
Autant dire qu'Eau de Paris ne peut ignorer l'existence de cette fuite, rapportée par Mediapart.
L'on pourrait continuer longtemps, citons simplement un autre exemple rue Geoffroy Saint Hilaire pour clôturer la liste:
Cette fuite, filmée en septembre 2022, est bien entendu dans le même état en décembre 2024. Fuite là encore signalée il y a quelques années, en l'occurence en 2018:

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Dans bien des cas les égoutiers descendent donc inspecter les égouts en vain, signaler des incidents sur le logiciel TIGRE sans que visiblement le service assainissement ne fasse parvenir les informations à Eau de Paris. Eau de Paris qui de son côté n'utilise pas ce logiciel.
Outre le fait que les égoutiers en charge de la surveillance des égouts s'exposent inutilement aux dangers inhérents au réseau d'assainissement, à préciser de plus que celui-ci est contaminé à l'amiante et au brai de houille. Deux matières utilisées dans le glutinage recouvrant les canalisations. En clair un revêtement anti-rouille, fortement cancérigène et utilisé jusqu'en 1997. Il faudra attendre 2011 pour que la mairie se rende compte de sa présence en égout sur l'insitance d'un médecin du travail, et 2015 pour que des masques de protections respiratoires commencent à être mis à disposition des égoutiers sur insistance des syndicats. (Pour poursuivre sur cette problématique, voir cette article de 2014: Egouts de Paris : le spectre de l’amiante ).
L'autre point étant le coût du logiciel TIGRE. Si l'on en croit les jeux de données disponibles sur le site de la mairie de Paris consacré aux marchés public (voir ici: Marchés publics - Paris Data ), l'on obtient le tableau suivant:

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Cela ne prenant en compte que les années 2015 à 2024, Atol CD, la société en charge du logiciel TIGRE, travaillant avec la mairie de Paris depuis 2011 comme indiqué sur son site: Atol CD - Logiciel TIGRE.
Fourchette basse: 2 millions d'euros au bas mot, pour un logiciel dont l'utilisation par le service assainissement laisse à désirer et est complètement ignoré par Eau de Paris de son côté. Eau de Paris qui lorsque des réparations ont lieu sur les canalisations, ne les rapporte pas sur ce logiciel (dont le but est d'avoir un aperçu du réseau en temps réel ou presque).
Cette problématique du traitement des données et des travaux qui devraient en découler, avait d'ailleurs fait l'objet d'une critique assez sévère en 2014 lors d'un audit du STEA (Service Technique Eau et Assainissement, censé coordonner les actions d'Eau de Paris et de la SAP), anotée entre crochets par nos soins:
<< - La doctrine [de l'inspection du réseau] est au mieux imprécise, écartelée dans le cas de la collecte de données en égouts entre les besoins fonctionnels, les standards de l’agence de l’eau Seine Normandie et les engagements pris envers le service de navigation sur la Seine chargé de la police de l’eau, et au pire inexistante, concernant les conditions de renouvellement des ouvrages.
- Il n’existe aucun dispositif de contrôle de la qualité de la collecte, les informations étant du ressort exclusif des techniciens des services opérationnels [TSO, les chefs égoutiers].
- La division des grands travaux, chargée des opérations les plus lourdes, a un statut mal déterminé au sein de la section d’assainissement et un plan de charge en forte augmentation pour la période 2015-2020 qui semble peu réaliste.
- Les circonscriptions territoriales sont quasiment laissées en autogestion et restent, en tout état de cause, dans un état de sous-effectif sur le corps des agents de maîtrise dommageable à la bonne instruction des projets (travaux des tiers, raccordements, mises en sécurité…) >>
L'intégralité de cet audit, qui n'a rien de confidentiel, étant disponible à cette addresse: Audit STEA 2014.
Qu'en déduire?
Comme dans le cas de la fuite du boulevard Saint Germain qui ouvrait cet article, la collecte des informations et leur suivi repose sur la volonté des chefs égoutiers. D'un atelier à l'autre, chacun fait à sa sauce, sans visiblement de direction en état de coordonner la chose. Si au sein même du service assainissement, l'organisation est déplorable, il ne faut guère s'étonner qu'Eau de Paris ne perde pas de temps à utiliser le logiciel TIGRE ou ne prenne guère au sérieux les signalements des égoutiers, sauf si ces derniers insistent lourdement.
En somme: des moyens humains et financiers dépensés en vain, de la fatigue physique et morale pour les égoutiers qui s'acharnent sans le moindre soutien du noyau directionnel.
Addendum:
Petit historique concernant Eau de Paris, organisme qui précisons le, hérite d'une situation pour le moins confuse, due un ancien maire de Paris connu pour sa probité: Jacques Chirac.
Toujours dans les bons coups, ce dernier prit la décision en 1985 de privatiser la gestion de l'eau potable, jusqu'ici régie municipale. Ce afin de pallier selon lui les carences sur l'entretien du réseau et colmater les nombreuses fuites (réseau dont un certain Chirac Jacques vantait pourtant l'excellent fonctionnement en 1983, estimant les fuites à 15% à l'époque). Privatisation revenant à la Lyonnaise des eaux pour la rive gauche et à la Générale des eaux pour la rive droite. Ces deux sociétés étant actionnaires de la Sagep, la société gérant la production de l'eau potable (production privatisée en 1987). Sagep qui sous-traitait nombres de ses travaux d'entretien, qui malgré les appels d'offre, revenaient systématiquement à la Lyonnaise des eaux ou la Générale.
Vous le sentez venir le montage opaque et les appels d'offre truqués? Si on ajoute à cela que de 1984 à 2001 le président du SIAAP (syndicat interdépartemental de l'assainissement de l'agglomération parisienne), n'était autre que l'intègre Daniel Méraud, condamné en 2004 pour l'affaire des emplois fictifs du RPR, on peut se faire une idée du véritable panier de crabes qu'était la gestion de l'eau potable et de l'assainissement en petite couronne.
Toujours est il qu'en 1997, la mairie de Paris déclarait, dans une estimation toute aussi opaque que le reste, que les fuites était tombées à moins de 10% grâce à la privatisation. Cette opacité dans la gestion du butin entre sociétés privées sera la norme jusqu'en 2009, année de la remunicipalisation de la gestion de l'eau.
Sur le principe, que la ressource en eau revienne dans le giron public et ne soit plus accaparée par le privé est une bonne nouvelle, l'eau devant être un bien commun, inaliénable. Sur le principe.
Dans les faits lorsqu'Eau de Paris annonce aujourd'hui des fuites à 9% sur son réseau depuis la remunicipalisation, soit ce qu'annonçait les tenants de la privatisation en 1997, quelle est concrètement la méthodologie employée pour parvenir à cette estimation? À aucun moment la régie ne donne de précision sur ce sujet dans ses réponses apportées à Mediapart dans l'article du 2 juin 2024. Depuis quarante ans les estimations sont faites au doigt mouillé, il est un peu compliqué de croire aveuglément sur parole.
Pour être bien conscient de l'ancienneté du problème, voir cet article du Canard Enchaîné de 1997, ayant pour sujet la privatisation de la gestion de l'eau:

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Aussi vertueux que soit le principe de remunicipalisation, cela ne devrait clairement pas empêcher de garder un esprit critique et un oeil vigilant sur la situation, d'autant plus quand des risques sont pris inutilement par des employés, en l'occurence les égoutiers.