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Billet de blog 19 décembre 2023

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L'étrange victoire d'un ministre contre ses juges

Eric Dupond-Moretti a été relaxé du chef de prise illégale d’intérêts devant la CJR. Mais « Ta victoire est ta défaite ! », disait Démocrite. Si le peuple, dans une large mesure, convertit encore l’humiliation produite par le sentiment de son impuissance en une forme de résignation, l’histoire enseigne que celle-ci est à craindre au même titre que la révolte ouverte.

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Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, a pris et conservé un « intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité », mais n'a pas été condamné pour le chef de prise illégale d'intérêt (article 432-12 du code pénal), n'ayant pas pris et gardé cet intérêt de manière intentionnelle. Eric Dupond-Moretti ne savait pas ce qu'il faisait (Luc 23:34) quand il a déclenché, comme nouveau ministre, des procédures disciplinaires à l'encontre de magistrats avec lesquels il a eu maille à partir comme avocat. Il est vrai que nul n'est méchant volontairement, c'est vieux comme Platon ; un homme, bien que promu ministre pour incarner « la véritable, la légitime aristocratie » (Guizot), n'en reste pas moins faillible, comme le dernier roturier, devant le droit pénal…

A fortiori quand le droit pénal est franchement sévère et tatillon. En effet, le délit de prise illégale d'intérêt relève de ce droit pénal franchement sévère, de celui qui vous tire sur la manche et vous entrave dans la conduite de vos « réformes nécessaires », si bien que l'on a pu le décrire comme « un délit de caractère stalinien » (1). Il faut comprendre que le délit de prise illégale d'intérêt, défini en termes fourre-tout comme le fait de détourner une fonction d'intérêt général au profit d'un intérêt étranger à ce dernier, est l'incrimination rêvée pour des juges qui, pris dans l'ardeur impétueuse de leur «corporatisme », veulent se faire un ministre qu'ils considèrent comme un adversaire politique. Les juges en France, armés de leur délit de prise illégale d'intérêt, ruinent, s'ils le veulent, la carrière de n'importe quel homme politique dont le seul crime serait, par exemple, d'être « trop intelligents, trop subtils » pour des juges toujours en proies, quant à eux, « aux émotions populaires » (pour parler Grand Siècle). 

Ce délit de prise illégale d'intérêt serait donc une des voies par lesquelles l'autorité judiciaire se fait indûment « pouvoir judiciaire », et s'immisce dans la bonne marche du pouvoir exécutif. Le ministre de la Justice a en fait été victime d'une cabale judiciaire…

C'est en tout cas le récit entonné par le ténor Dupond-Moretti, et repris explicitement ou acquis implicitement par l'essentiel des commentateurs, qui, lorsqu'ils n'ont pas franchement dénoncé le « corporatisme des juges », n'ont cependant pas cru bon de présenter la mise en cause du ministre comme une affaire d'État. Simple manœuvre de quelques syndicalistes en épitoge, ça ne mérite pas notre attention : voilà la pensée qu'on peut raisonnablement supposer être derrière le drôle de désintérêt entretenu autour de cette affaire.

Eric Dupond-Moretti exit de l'arc républicain 

Il est bel et bien permis de faire le constat d'un désintérêt général puisque cette affaire, assurément, n'a pas déclenché le tapage républicain qu'elle méritait. Un ministre de la Justice qui détourne sa fonction pour servir un bas intérêt personnel (celui de sa vengeance contre des juges), ça vous fait l'intrigue d'un bon Shakespeare. C'est la déchéance d'un homme politique pour qui, comme pour le Richard II du dramaturge anglais, « l'humanité l'emporte sur la divinité », non pas de la Couronne, mais de la Chose publique qu'il est censé servir.

Mais il faut dire que le ministre n'était pas conscient de ce qu'il faisait, et c'est pourquoi il a mérité sa relaxe… Or, dans la doctrine républicaine, pour rappel, le personnel politique ne doit son statut de personnel politique, de délégué du peuple, que pour autant que l'on considère comme évident que lui, mieux que quiconque, « est capable de connaître l'intérêt général ».  C'est en tout cas ce que pendant la Révolution disait Siéyès (2), notre Père fondateur à nous (celui de notre système représentatif), pour justifier que la France « ne saurait être une démocratie » – la démocratie alors conçue, précisément, comme le régime où « n'importe qui » peut gouverner. C'est donc par un singulier renversement que le délégué Dupond-Moretti peut sortir de cette affaire avec sa position de délégué intacte et non déchue. Un ministre ne doit sa position qu'à sa capacité supérieure de discernement de l'intérêt général. Or, Dupond-Moretti a précisément tiré argument de son incapacité à discerner l'intérêt particulier de l'intérêt général pour obtenir la relaxe. C'est ce qu'on appelle en droit, selon l'adage fameux : se prévaloir de ses propres turpitudes ! Dupond-Moretti, s'il n'est pas coupable pénalement, du moins a-t-il prouvé qu'il n'était pas capable de son poste. Sa position ne tient plus à rien.

« L'État près de sa ruine » ou le péril de l'indifférence

On comprend donc que, en se prévalant de son manque de discernement, le ministre devait périr par là où il a cru survivre... C'est pourquoi a-t-il bien fait de détourner l'attention du fond de l'affaire afin, via une défense de rupture dont on le connaissait déjà maître, de retourner l'accusation contre les accusateurs. L'affaire Eric Dupond-Moretti serait uniquement l'œuvre de quelques juges aux intentions malveillantes, désireux de régler des comptes avec leur ministre. Il y aurait aussi une incursion intolérable de l'autorité judiciaire dans la vie politique, au mépris du principe de « la séparation des pouvoirs ». Dans les lignes qui suivent, ces affirmations seront mises à l'examen.

Disons d'abord tout ce qu'il y a d'aveuglement dans le fait de voir dans la mise en cause du ministre le produit d'un « corporatisme des juges ». Certes, il y a bien une menée des juges contre leurs ministres, mais cette menée n'est ni concertée ni dissimulée, tout au contraire est-elle faite avec publicité : les quelques juges qui se sont inquiétés des pratiques du ministre ont publiquement alerté le Garde des Sceaux dans l'intention non de le faire tomber, mais, tout à l'inverse pour lui éviter la déchéance que vaut – de fait – une prise illégale d'intérêts à celui qui s'en rend coupable. 

Pour rappel, l'enquête a révélé que l'opportunité des actes reprochés au ministre n'était manifestement pas mesurée à l'étalon de l'intérêt général, puisque Eric Dupond-Moretti a décidé des suites disciplinaires à donner à l'enquête de fonctionnement dont a fait l'objet le Parquet National Financier (PNF)… avant même d'avoir pris connaissance de son contenu ! Nul besoin dans ce contexte de « faire tomber » le ministre ; les syndicats de magistrats (et Anticor) réalisent que le ministre déchoit très bien tout seul, et tentent seulement de sauver la face d'un Ministère déshonoré par son ministre de circonstance.

Qu'est-ce à dire, qu'il s'agit pour les juges non de faire tomber le ministre mais d'éviter la déchéance du ministère ? Un ministre n'est Ministre que si, conformément à ce que sa fonction exige, ses actes veillent à l'intérêt de tous. Si le ministre s'écarte de cet intérêt, non seulement il se déshonore, mais plus encore déshonore-t-il la fonction qu'il sert. 

Il faut là mesurer le mal que produit l'abus ou seulement l'inconséquence d'un ministre lorsqu'il ne trouve devant lui rien pour le sanctionner. Sous l'effet de l'habitude, ce mal consiste à produire de la résignation populaire – et l'habitude devient, en langage politique, proprement « tyrannique », comme le disait astucieusement Bernanos. L'habitude de l'abus finit par le rendre insignifiant aux yeux du public abusé. L'habitude prise par le public des mauvaises pratiques du pouvoir conduit à entourer ces dernières d'une morne indifférence, à force de les concevoir comme appartenant à l'ordre des choses, au domaine du nécessaire. Conception qui se traduit dans les mots qui résonnent terriblement dans une démocratie : « Ainsi soit-il, les choses sont ainsi ».

Mesurons bien avec Erasme le danger pesant sur un État dont les pratiques sont devenues insignifiantes : « Qu'arrivera-t-il si après avoir tordu la norme on a mis sur le même plan des pratiques dépravées ? Du fait de [pratiques] de ce genre, même ce qui était bon se trouvera alors perverti ». C'est dire que de l'impunité du ministre qui a manqué de bien discerner l'intérêt général de l'intérêt particulier, il résulte, comme par contagion, un malaise croissant pour le public à discerner la bonne pratique de la mauvaise pratique du pouvoir. Tout devient relatif et indifférent. Le public perd, à ses propres yeux, sa fonction de surveillant et gardien du pouvoir. Cette fonction que pourtant lui confiait notre première Constitution écrite en 1791, laquelle remettait son « dépôt à la fidélité du Corps législatif, du roi et des juges (!), à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l’affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français » (3). L'impunité dans laquelle sont laissés les abus de pouvoir depuis cette date ont vraisemblablement, comme le craignait Saint-Just, « par une longue altération » rendu l'homme « à ses propres yeux incapables du bien », n'étant plus disposé à reprocher farouchement leurs mauvaises pratiques à ses délégués. Rappelons ici avec Saint-Just, qui lui-même rappelait à la suite de la Boétie, que l'État « est intéressé à la mollesse du peuple… [Il] endort l'âme humaine » (4).

Les libéraux, pour autant qu'ils sont attachés à la stabilité de l'État, devraient donc méditer le volte-face d'une de leurs principales figures : Benjamin Constant. Dans une première version du célèbre texte La liberté des Anciens comparée à celles des Modernes, Constant voit dans le fait de se «laisser distraire » de la politique un témoignage de la liberté du citoyen, libre alors de se consacrer à ses « jouissances privées ». Dans une seconde version en 1819, instruit par l'expérience napoléonienne, Constant finit par faire l'éloge d'une active participation aux affaires publiques, convaincu que l'apathie citoyenne est le plus sûr moyen de conduire à la tyrannie (5). Il rejoint donc in extremis l'intuition de Jean-Jacques Rousseau selon qui « sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’État est déjà près de sa ruine ».

L'épouvantail du corporatisme ou les infortunes de la logique politique  

Cependant, nous dit-on, le souci de ramener toujours ses délégués et autres gouvernants à une conduite droite n'implique a priori nullement que les juges interviennent dans la vie politique. En effet, ce serait là risquer que les juges abusent eux-mêmes de leur pouvoir pour finalement se détourner de l'intérêt général, par « corporatisme » – comme ça serait le cas dans l'affaire Dupond-Moretti…

L'accusation calculatrice (quand elle vient du ministre et consorts), ou même la crainte exprimée parfois sincèrement par des spécialistes de droit constitutionnel, de voir dans cette affaire un produit du corporatisme judiciaire, a des accents grotesques. 

En effet, en France, les juges ne sont absolument pas en position d'inquiéter en quoi que ce soit le pouvoir exécutif, pas moins incapables encore de l'empêcher de s'exercer. Tout juste peuvent-ils mettre un peu de jeu dans une organisation institutionnelle outrageusement favorable à l'Exécutif. Penser que les juges pourraient faire oeuvre de corporatisme, c'est-à-dire faire prévaloir un intérêt particulier – le leur – sur l'intérêt « général » – celui que l'Exécutif, de fait, définit –, c'est proprement croire en une opération surnaturelle ; ce serait croire en une victoire de la faiblesse sur la force, croire en « l'équivalent d'une balance dont le plateau le moins lourd s'abaisserait » (Simone Weil). L'autorité judiciaire a si peu de marge de manoeuvre que la Cour Européenne des Droits de l'Homme considère que le Procureur en France, ce magistrat qui met en mouvement l'action publique (rien que cela), n'est littéralement pas un « juge », en ce qu'il ne présente pas les garanties d'indépendance vis-à-vis de l'Exécutif qui doivent être celles d'un juge digne de ce nom. 

Dans ce contexte, le minuscule début de révolte contre leur ministre de tutelle était ainsi pour les juges rien moins qu'un mouvement suicidaire. Contester son supérieur c'est jouer de manière à aggraver le mal davantage qu'à le restreindre ; cette gentille mutinerie ne pouvait jouer que comme un facteur aggravant de l'impuissance dans laquelle le judiciaire se trouve, puisque assurément va-t-elle contraindre désormais le ministre, fraîchement sorti des griffes du « corporatisme » judiciaire, à faire peser son pouvoir toujours plus lourdement de crainte de le perdre. C'est de la logique politique élémentaire, et la chose était parfaitement prévisible pour les juges. Ces derniers pouvaient bien réussir, à la rigueur, à chasser le ministre et le faire remplacer par un autre ; mais quant à supprimer leur accablante subordination vis-à-vis de l'Exécutif, la chose n'était pas envisageable sans envisager la révolution elle-même, conçue littéralement comme un renversement biblique des premiers au profit des derniers…

« Oui mais… la France est simplement scrupuleuse sur la séparation des pouvoirs, elle se défie justement de ces juges toujours prompts à s'emparer d'un pouvoir indu… Montesquieu n'a-t-il pas écrit que les juges ne doivent pas faire de politique ? ». C'est Charles (6) qui parle, et pour le besoin de la démonstration, nous lui répondons ceci : d'abord, Charles, pose cette édition parodique de L'esprit des lois et considère calmement les choses. Montesquieu précisément, qui constate déjà en France au XVIIIe siècle la tendance de l'Exécutif à concentrer le pouvoir, avertissait qu'il fallait à tout prix établir « un pouvoir judiciaire autonome qui s’oppose au pouvoir politique indivis du monarque ». Aujourd'hui sa préconisation s'applique encore puisqu'en France, certes, il n'y a plus formellement de « monarque », mais il y a un Président désormais qui concentre indivisiblement les fonctions législative et exécutive (en raison du fait majoritaire). Le gouvernement en France est, comme avertissait Montesquieu l’expression même de la volonté « momentanée et capricieuse » de l'Exécutif, qui tendrait toujours au despotisme, si le pouvoir judiciaire, « dépôt des lois fondamentales», ne venait sans cesse le rappeler au respect de la Constitution (7).  

Charles le constitutionnaliste est obstiné et revient à la charge : « oui mais, peut-être que la responsabilité du ministre est devant le Parlement, pas devant les juges. On a encore le droit de vouloir une authentique responsabilité politique pour les gouvernants, plutôt qu'une responsabilité pénale d'un autre âge, qui plus est pas du tout en phase avec les principes du libéralisme politique… ». Charles, qui remâche ici une vieille soupe d'extrême-centre, devrait plutôt méditer le mot de Jouvenel remarquant qu'« il y a moins de différence entre deux députés dont l'un est révolutionnaire et l'autre ne l'est pas, qu'entre deux révolutionnaires dont l'un est député et l'autre pas ». Il faudra à Charles et à ses pareils, pour  tirer la conclusion qui s'impose de cette expérience éternelle qu'est la sécession des élites dirigeantes, comprendre d'abord que, « quand une couche sociale se trouve pourvue d'un monopole quelconque, elle le conserve jusqu'à ce que les bases mêmes en soient sapées par le développement historique » (8). Un système politique structuré fondamentalement sur la division entre des gouvernants/représentants et des gouvernés/représentés ne donc peut que conduire à ce « privilège d’autorégulation » dont parle Pierre Lascoumes, soit  une « économie morale des élites dirigeantes » caractérisée par « leur capacité à imposer des systèmes de normes et de valeurs qui leur soient propres, ainsi que des systèmes de justice qui correspondent à leurs besoins. Cette revendication constante d’autonomie normative se fonde sur le refus de l’un des grands principes démocratiques : la régulation des intérêts par un tiers, qu’il soit politique ou judiciaire » (9).

Espérons, avec ce début de réflexion, que les Charles admettent désormais que si l'on veut à l'avenir voir les affaires Dupond-Moretti traitées convenablement, il va falloir remettre une ou deux pièces dans la machine à penser la responsabilité des gouvernants.

(1) Groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts, AN, séance du 9 décembre 2010, compte rendu n°1, consultable à l’adresse https://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-gtconflitinteret/10-11/c1011001.asp

(2) E.Sieyès, «Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale», dans Furet et Halévi (dir.), Orateurs de la Révolution française, op.cit., p.1025 et 1027

(3) Article 8 et dernier du Titre VII de la Constitution du 3 septembre 1791

(4) St-Just, « Discours sur la Constitution de la France », Oeuvres complètes, Folio Gallimard, Paris, 2004, p.541

(5) S.Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, PUF, Paris, 1994, p. 49–56

(6) Charles est notre interlocuteur de circonstance. Charles comme le Charles de Madame Bovary, dont « la conversation est plate comme un trottoir de rue et [où] les idées de tout le monde y défil[ent] dans leur costume ordinaire ». G. Flaubert, Madame Bovary, Ed. Louis Conard, Paris, 1910, p.56

(7) Voir Montesquieu, De l’esprit des lois, VI, 1 à 4.

(8) S. Weil, Oppression et liberté, Gallimard coll.Espoir, Paris, 1955, p.20

(9) P. Lascoumes, L'économie morale des élites dirigeantes, Presses de Sciences Po, Paris, 2022, p.223

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