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Billet de blog 24 septembre 2025

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“Kontinental ’25” : le sans-abri, l'huissière et la ville

Le nouveau film du pamphlétaire roumain Radu Jude dénonce les ravages du système libéral-autoritaire au travers d’un crime sans coupable, à Cluj-Napoca, Transylvanie.

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Jusqu’alors, on pouvait encore rester déconcerté devant le style assez foutraque de Radu Jude, cinéaste roumain fiévreux et politisé, dont les deux dernières fictions protéiformes laissaient poindre une part d’hermétisme et un côté fourre-tout noyant son propos sur les dérives du présent - en gros, une esthétique gloutonne pas facile à digérer. Mais Kontinental ’25 vient idéalement résorber ces doutes et nous montre que Jude, dont l'actualité est pléthorique, puisqu'il sort coup sur coup deux films dans les salles françaises (le second étant sa version du mythe de Dracula - 15 octobre) et fait l’objet d’une rétrospective du Centre Pompidou cet automne (après celle en juillet du FID à Marseille), continue avec une grande amplitude à jongler avec les formats et les images, à expérimenter (le film a été tourné en une dizaine de jours à l'iPhone 15), tout en atteignant ici à une certaine forme - hétérogène, ludique, accidentée - de sagacité. 

La force qui se dégage de Kontinental ’25 est, d’abord, purement dialectique : celle politique, comme un grand coup de sonde, dans la déroute morale d’un pays, la Roumanie, voire d’un continent, l’Europe, voire de toute la civilisation occidentale, à la merci de l’ultra-libéralisme contemporain, système totalisant qui “subtilise le sens du travail de chacun dans le tableau d’une prédation généralisée”. La première partie du film est un saisissant morceau d’environ trente minutes, où l’on suit Ion (Gabriel Spahiu), un sans-abri errant dans Cluj-Napoca, la capitale de la Transylvanie, jusqu’à son suicide : une huissière de justice, Orsolya (Eszter Tompa), est chargée d’expulser le vieil homme de la sordide soupente d’un immeuble qui doit être transformé en hôtel de luxe où il se réfugie ; après la sommation des gendarmes, elle le retrouve pendu au radiateur dans son réduit. Le récit prend alors une direction assez inattendue : la caméra de Radu Jude commence à suivre les pas de la juriste, afin de raconter la crise morale qui la traverse, elle qui concevra de cet événement tragique un lourd sentiment de culpabilité. Construit par blocs, le film se présente bientôt comme une suite de longues et profondes conversations - avec une collègue, sa mère, un ancien étudiant devenu livreur ubérisé, un prêtre orthodoxe - où Orsolya, arpentant jour et nuit les rues de cette ville de Cluj-Napoca, cherche à soulager sa conscience. Ce sera surtout pour elle l’occasion de comprendre sa condition, celle de tout un chacun sous l’ère du néocapitalisme intégré : employée par un système profondément brutal et inégalitaire, elle en est inévitablement complice.

En bonne satire, Kontinental ’25 fonctionne à la dénonciation, à la ligne de discours critique claire, dans une foule de stigmates du monde moderne qui, plus que jamais, s’est éloigné de la nature (tous les animaux croisés dans le film sont des faux). Mais la visée pamphlétaire, extrêmement incisive, que Jude propose au spectateur, n’a chez lui rien d’une promenade de santé formelle - et c’est de là que le film tire sa spécificité frappante par rapport aux précédents du cinéaste roumain : de longs plans-séquences, qui ressemblent à des pings-pongs verbaux, encapsulant l’hétérogénéité qui caractérise le style visuel de Jude aux conversations mêmes des personnages. Sa large palette d’influences, de références et de signes se déploie au sein même des dialogues, qui donnent son caractère à la fois varié et vital au film : les anecdotes de moines répétées en adages philosophiques y côtoient les citations de Brecht et les insultes, du réel à l’absurde, de l’observation historique à la farce. Ainsi abstraite de tout ancrage réaliste, la parole devient un pur symptôme du délire et du chaos ambiants, elle peine à résister à la dérivation et au parasitage par l’espace, cette matrice urbaine sans sens et sans visage (la discussion sur les ONG, par exemple, est perturbée par une musique techno qui sort d’on ne sait où). Ce grand mal contemporain obéit d’ailleurs à un principe de résonance avec les images fixes des bâtiments, architecture chaotique qui colonise le paysage, et rejoint assez magnifiquement le sujet du film, labyrinthique et boueux comme un conduit d’eau : jusqu’où va l’affirmation de notre part de responsabilité, dans un monde horrible, mais qui nous échappe, nous dépasse largement, ou, à l’inverse, où commence notre indifférence pour la souffrance d’autrui et jusqu’où va-t-elle (le choix final d’Orsolya - on apprend qu’elle va rejoindre sa famille sur une île grecque - est la tentative de chasser toute cette histoire de son esprit fatigué, ne serait-ce qu’un moment) ?

À terme, Kontinental ’25 se révèle un grand film sur notre compromission, qu’on le veuille ou non, avec l’état des choses. Combien de fois, muets devant les infos comme des spectateurs de notre propre impuissance, la folie du monde nous a-t-elle scotchés, pendant plusieurs minutes d’affilée, l’esprit à côté pourtant, aux prises avec un sentiment de culpabilité, à rester là sans rien faire ? Combien de fois, au contraire, a-t-on brandit, à nous-mêmes ou à d’autres, le principe de bonne conscience : tout cela est bien triste, ces jeunes gazaouis sont absolument innocents, et on leur souhaite des jours meilleurs, mais, voyez-vous, there’s nothing I can do about it ? À la fin du film, après avoir traversé la crise, la beauté et la laideur, la solitude et la compagnie, les chocs de l’ivresse et des corps, Orsolya n’a plus qu’une seule option : partir en vacances, pour s’extirper de la tempête d’explications contradictoires justifiant ce monde malade.   

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