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Présenté à Cannes dans la section Un certain regard en 2023, Los delincuentes de Rodrigo Moreno, confirme, après Trenque Lauquen de Laura Citarella et Eureka de Lisandro Alonso, la vitalité d'un cinéma argentin proposant un questionnement autour de la liberté, loin des lois du marché et ses systèmes de représentation dominants (réalisme, durée, définition temporaire). Plongeant dans un récit fleuve et aventureux d'une durée de trois heures, le point de départ de Los delincuentes est tiré d'un film d'Hugo Fregonese, Apenas un delincuente (1949) : à Buenos Aires, l'employé de banque Morán vole la somme de son salaire mensuel jusqu'à la retraite ; multiplié par deux, car il implique un collègue, Román, désigné pour garder le fric en lieu sûr, pendant que le premier purge sa peine de prison estimée à trois ans et demi. Dans la campagne de la province de Córdoba, où Morán décide de se rendre à la police et où Román cache les billets en haut d'une colline, chacun de leur côté ils rencontrent Norma, Morna et Ramón, un trio proche de la nature. Comme Trenque Lauquen, avec qui il partage maints traits (notamment ceux des actrices Laura Paredes et Cecilia Rainero, ici dans des plus petits rôles), Los delincuentes est structuré en deux parties, la première présentant une trame très précise, que la seconde dissout, pour devenir un voyage picaresque en milieu rural, où se déploient les grandes questions de l'existence.
Avant et après l'exfiltration des deux collègues loin de l'aliénante Buenos Aires pour des rencontres de hasard, Los delincuentes parle de politique : quelle vie dans le capitalisme ? Comment faire pour ne plus avoir peur du lendemain, pour sortir de la routine et commencer à réellement vivre sa vie ? ; de liberté : la pochette du vinyle Pappo's Blues du groupe argentin du même nom passe de main en main et la chanson Adónde está la libertad ("Où est la liberté ?") retentit au générique ; des obstacles concrets à cette liberté recherchée ; de la ville et de la campagne ; de l'altérité : celle, indispensable, pour s'extraire collectivement des mécaniques d'entraves.
Réalités réversibles
Ces questions seront incarnées à travers une fable ludique s'adressant autant à l'intellect qu'au goût du jeu du spectateur. En faisant des prénoms des personnages des anagrammes, et en ne révélant que tardivement un épisode décisif de l'histoire, Rodrigo Moreno affirme son pouvoir de conteur et le côté bricolé de sa fiction. Refusant presque systématiquement de rendre des comptes au réalisme, il revendique également l'artificialité en jouant sur des anachronismes. Le premier segment du film est à cet égard exemplaire : il s'agit de se croire dans les années 80, comme le suggère l'apparence de la banque, avec ses couleurs marrons, ses boiseries, ses faux marbres et son matériel archaïque, avant que le patron ne mentionne l'interdiction de fumer et les smartphones. Comme dans Trenque Lauquen, ceux-ci sont proscrits de l'image et le film entretient le flou sur l'époque où se situe l'action. Certaines idées formelles, comme le split screen, les fondus et la musique, participent à ce brouillage, évoquant un cinéma du passé. En usant amplement de discordances, dans une rupture de ton quasi permanente, Moreno établit un monde où différents pans de la réalité coexistent, comme lorsque Morán se décrit comme ancien fumeur, alors qu'il allume une cigarette. Ces réalités réversibles peuvent en définitive être perçues comme les différentes faces d'un même personnage : à la banque, l'acte frondeur de Morán a des conséquences désastreuses sur les autres employés, une enquête interne conduit à des baisses de salaire et un agent de sécurité est viré ; quant à Román, lui, que le courage n'étouffe pas, il a la possibilité de devenir riche sans faire de prison, mais sa complicité lui rend la vie impossible.
Los delincuentes ne fait de ses personnages ni des héros, ni des modèles, et pas plus les porteurs d'un discours. Avec une délicate ironie, Rodrigo Moreno les plonge dans une situation exceptionnelle qui leur permet de remettre à plat leur existence. Il propose au spectateur d'élargir avec eux le champ des possibles, là où la splendeur bucolique débouche la vue et l'horizon, et invite à l'insouciance. Le film est admirable en ce sens que lui non plus ne refuse pas l'invitation à la rêverie : les espaces de liberté que saisissent les protagonistes sont aussi des moments gratuits dans le récit - comme un jeu avec des noms de capitales sous une pluie diluvienne, une comptine dont Román se souvient sans savoir pourquoi, ou le travelling d'une main qui en saisit une autre lors d'une course en forêt. Un univers mystérieusement séduisant et dysfonctionnel, qui porte des traces du cinéma du passé et que peuplent les fantômes des choses aimées. Un monde de cinéma grand ouvert au spectateur qui doit l'explorer pour savoir enfin si la liberté existe.