Les aventures de Valérian et Lauréline
A cause de son approche anticonformiste de la science-fiction et de sa grande longévité (1967-2010), l’œuvre de Jean-Claude Mezières et Pierre Christin occupe une place à part dans la bande dessinée francophone. Les tribulations spatio-temporelles de Valérian ont marqué durablement toute une série d’auteurs et de réalisateurs bien au-delà du monde du neuvième art. On peut évoquer, à titre d’exemple, le film Le Cinquième élément (1997), que Luc Besson a parsemé d’hommages à l’univers de Valérian. Qu’il s’agisse de la représentation du progrès technique, à l’image des voitures volantes, ou des interactions entre humains et extraterrestres, ce film au succès international porte la marque de Jean-Claude Mezières, qui a travaillé avec Luc Besson sur la réalisation graphique.
L’œuvre de Mezières et Christin dans le monde de la science-fiction
Aujourd’hui, c’est la série télévisée Star Trek (dès 1966) qui fait office de référence pour la mise en récit de voyages d’exploration interstellaire effectués par l’équipage d’un vaisseau spatial. Les origines de ce genre sont toutefois plus anciennes. C’est dans les pulp magazines, à partir des années 1910, que de jeunes auteurs commencent à publier des nouvelles de science-fiction destinées à un grand public. Le terme de space opera n’apparaît qu’en 1941. A la différence du soap opera, feuilleton sentimental sponsorisé à l’origine par des vendeurs de savon, le space opera reprend le genre classique du voyage d’aventure, pour le transposer dans le cadre interstellaire. Les protagonistes voyagent d’un monde à l’autre, en découvrant des formes de vie extraterrestres au fil de leurs missions.
Jean-Claude Mezières et Pierre Christin, tous deux de retour d’Amérique, se mettent, dès 1967, à la recherche d’un récit de science-fiction novateur qu’ils veulent en rupture par rapport à ce qui se fait jusqu’alors dans la bande-dessinée franco-belge. Celle-ci est décrite par Jean-Claude Mezières, de manière rétrospective certes, comme conservatrice et porteuse de rôles dépassés, en particulier au regard des rapports de genre.
Résumé de l’album
De retour d’une mission de routine sur Technorog, une planète colonisée par la Terre pour ses ressources minières et agricoles, Valérian et Lauréline prennent contact avec des extraterrestres, les Alflololiens. Ceux-ci s’avèrent être les habitants ancestraux de Technorog, planète sur laquelle ils vont découvrir les dégâts causés par la colonisation terrienne. Après une migration qui s’est étendue sur plusieurs dizaines de millènaires, les Alfloliens désirent revenir sur Technorog, leur monde qu’ils appelaient Alflolol avant la colonisation. Après l’occupation pacifique des bureaux du gouverneur, les Alflololiens déclarent quitter Technorogville car le mode de vie des terriens ne leur convient pas.
On assiste à une lutte multiforme entre la civilisation terrienne et le peuple autochtone des Alflololiens. Le système en vigueur sur Technorog est marqué par l’exploitation industrielle de la nature ainsi que par la domination technocratique du gouverneur de Technorog. Cette lutte trouve son point culminant dans la scène de la chasse au furutz. Après avoir été contraints de s’installer dans une réserve, les Alflololiens se voient spoliés de leurs ressources de subsistance. Ils parviennent toutefois à échapper à la destruction en sabotant les installations industrielles de Technorog. Grâce à la médiation de Valérian et Lauréline, ils finissent par trouver refuge sur Terre.
Valérian et Lauréline, un couple qui détone
Valérian et Lauréline sont deux agents spatio-temporels patrouillant dans la galaxie. Dans une très belle vignette qui les montre en train de réaliser une promenade spatiale (space walk) en direction du vaisseau extra-terrestre (page 8), on les voit revêtus de leurs combinaisons spatiales et on distingue très clairement leurs deux visages derrière les visières de leurs casques. Valérian a les cheveux foncés, de grands yeux surmontés de sourcils marqués, et le menton encadré par deux favoris à la mode de l’époque. Son prénom nous évoque d’abord l’empereur romain Valérien (253-260). Avec un tel nom de baptême, on peut s’attendre à ce que Valérian dispose d’un certain nombre de qualités épiques comme la témérité ou le sang-froid. Mais le héros de l’album est-il vraiment à la hauteur de ces attentes ? Dans Bienvenue à Alflolol, Valérian fait preuve, lorsqu’il est confronté à des difficultés, d’un certain découragement et se laissera même gagner par la résignation (pages 40-41), ce qui lui attirera les foudres de Lauréline. Il y a donc une ambivalence dans la personnalité de Valérian, qui est plus flegmatique et moins viril qu’il n’y paraît. Il suffit d’ajouter à son prénom une lettre finale pour obtenir de la valériane, une plante utilisée depuis l’Antiquité en raison de ses vertus somnifères et anxiolytiques. Les auteurs font, ainsi, un discret clin d’œil au lecteur ou à la lectrice, lui signifiant qu’il ne faut pas prendre l’héroïsme viril trop au sérieux.
Lauréline a les cheveux roux-clairs, elle a de grands yeux bleus et des lèvres assez sensuelles. Sa silhouette correspond aux critères de beauté féminine en vigueur à l’époque, ce qui veut dire qu’elle a la taille fine, des formes rebondies et de longues jambes, mises en valeur par le port d’une combinaison spatiale moulante. Tout en étant affublée de cette esthétique avantageuse, Lauréline va se révéler une partenaire active, disposant d’une faculté de jugement autonome et ne craignant pas les discussions franches avec Valérian. Comme le dit Jean-Claude Mezières dans un interview : « C’est elle qui le pousse au cul ! ». Elle est donc bien plus qu’un faire-valoir de son partenaire masculin, du moins au niveau de cet album, qui est le quatrième de la série. Au cours des aventures du couple d’agents-spatiotemporels, son rôle va gagner en complexité, même si son nom ne viendra s’ajouter à celui de Valérian dans le titre de la série qu’en 2007.
Les extra-terrestres hilares d’Alflolol
Même s’il se présente de prime abord comme une énigme, le nom d’Alflolol est un mot-rébus. Une composition possible serait l’acronyme anglo-saxon ALF, qui signifie Alien Life Form, et de l’allitération lolol. Cette deuxième partie du nom a une origine moins évidente. L’explication la plus probable étant qu’il s’agit d’un clin d’œil à la langue anglaise, où l’acronyme LOL exprime une forte hilarité (laugh out loud). Si l’on s’en tient à l’idée du mot-rébus, les Alflololiens sont donc des extraterrestres hilares, ce que leur comportement dans le récit, tragique au demeurant, va venir confirmer. On ajoutera que l’allitération lolol est très prisée des enfants dans la langue française, ce qui se retrouve dans toute une série de mots enfantins comme lolette, lolo, etc.
Christin et Mezières sont très friands de jeux de mots. On le constate dans les noms que porte la famille d’extraterrestres dont Valérian et Lauréline font la connaissance. Le père se prénomme Argol, tandis que sa compagne et ses enfants portent tous des noms qui sont des anagrammes d’Argol : Orgal (la compagne), Logar (le fils) et Lagor (la fille). Tous les Alflololiens sont âgées de plusieurs millénaires, ce qui explique les grands intervalles de leurs voyages migratoires.
Dès les premières pages, le lecteur ou la lectrice comprend que les Alflololiens sont dotés de pouvoirs psychiques extrêmement développés qui les fait communiquer par la pensée (télépathie), déplacer des objets à distance (télékinésie) et soigner par la pensée. Christin et Mezières ont donné une forme graphique bien particulières aux ballons d’Argol et des siens afin de signifier clairement qu’ils communiquent différemment. Cette technique, relativement rare dans la bande-dessinée de l’époque, va se perfectionner par la suite pour désigner les différentes langues et modes de communication extraterrestres. Cela va même devenir une sorte de « marque de fabrique » des auteurs, qui ont fait preuve d’une grande sensibilité dans le traitement des formes de vie non-humaines de leur univers, donnant corps à une sorte de cosmopolitisme intergalactique.
Afin de comprendre les enjeux symboliques du récit, il faut avoir en tête que les extraterrestres dont il est ici question portent de nombreux attributs des peuples autochtones des Amériques : colliers de perles et de coquillages, tatouages corporels, objets rituels. En outre, ils et elles ont forme humaine, même si les adultes sont plus grands que Valérian et Lauréline, et disposent d’une sorte de corne sur le front leur permettant d’utiliser leurs pouvoirs spéciaux (voir la couverture de l’album).
Technorog, une colonie terrienne
Technorog, dont nous faisons la connaissance dès la première page, est une planète colonisée par la terre depuis deux siècles. En lisant la description du décor, on pense immédiatement à Dune, puisque le sirocco souffle puissamment sur ce monde en partie désertique. Une autre similitude avec l’extraordinaire roman de science-fiction de 1965 consiste en l’importance stratégique de l’exploitation minière sur Technorog, à l’instar de la fameuse "épice". Technorog alimente la construction des vaisseaux spatiaux en métaux précieux, et les stations flottantes permettent de stocker les sels magnétiques nécessaires aux voyages ultra-luminiques dans le Magnet Océan (page 3).
La capitale de Technorog, dénommée Technorogville, est une citée où règne la discipline imposée par les cadences de la production ainsi qu’un gouverneur obnubilé par la rentabilité de ses industries. Technorog présente un contraste parfait avec l’univers des Alflololiens, ce qui s’exprime également dans le choix de sa dénomination construite autour du suffixe « techno… » et d’un nom apparenté à l’adjectif « rogue », qui en français littéraire qualifie une personne affichant de la morgue, du mépris ou du dédain.
Il suffit de se pencher brièvement sur la page 21 pour découvrir les caractéristiques de ce monde dominé par les machines. D’entrée de jeux, quatre vignettes verticales reprennent les couleurs rouges, jaunes et violettes qui dominaient lors du vol d’approche effectué par les héros de l’album. Les visages des protagonistes sont difficiles à discerner, les expressions figées dans une routine incessante, ce sont plutôt les uniformes, c’est-à-dire les fonctions, qui dominent sur les traits humains. Comme les deux dernières bandes recèlent des vignettes très allongées sur le plan horizontal, on ne perçoit qu’au deuxième coup d’œil que le dessinateur veut nous signifier un bâtiment à la hauteur imposante. Cette image fait immédiatement suite à celle de l’immense bureau du gouverneur, dont seul le visage est reconnaissable sur la dernière vignette. On comprend, en quelques touches, qu’on a affaire à un régime de technocrate.
La planche est marquée par l’omniprésence des machines, la représentation sérielle des êtres humains ainsi que par l’impression de vitesse et de verticalité. On voit clairement une filiation avec l’univers visuel de Metropolis, film culte de Fritz Lang portant également sur l’aliénation de l’homme par la technique (1927). On notera, au surplus, les similitudes quelque peu troublantes entre la figure du gouverneur de Technorog et celle du président siégeant à la Maison blanche durant la production de l’album, Richard Nixon. On peut déceler dans la représentation du gouverneur et de ses conseillers une critique indirecte des dirigeants américains de l’époque, ce qui est assez bien montré au travers de l’attitude paternaliste qu’affiche le gouverneur vis-à-vis de Valérian, alors qu’il ne cache guère son mépris face aux autochtones (page 38, en bas à gauche) et n’hésite pas à commander en personne l’attaque armée du troupeau de furutz dans la scène de la chasse (page 35, en bas à gauche). De la même manière que les habitants ancestraux d’Alflolol font penser aux Premières nations, Technorog évoque certains traits de l’histoire américaine. Il s’agit d’une métaphore filée qui marque l’ensemble de l’album dont on va désormais analyser les liens avec la question écologique.
Les métaphores de la question écologique : le progrès technique comme force destructrice et aliénante
Bienvenue à Alflolol paraît dans un contexte de renouvellement de la pensée écologique, dont un des courants porte, à partir des années 1960, sur les limites de la croissance économique dans les pays industrialisés. Le rapport du Club de Rome, intitulé The Limits to Growth et publié en 1972, est généralement considéré comme un moment-clé d’une certaine prise de conscience autour des enjeux de limites écosystémiques et de finitude des ressources.
Dans Bienvenue à Alflolol, il y a une forte évocation de ces questions, dans la mesure où la planète de Technorog sert de métaphore pour montrer les dangers de la croissance débridée dont fait preuve le développement sur la planète terre. Il y a une métonymie bien connue au cœur de laquelle la colonie est révélatrice des maux de la métropole. Une des planches les plus révélatrices de cet aspect du récit est celle de la page 18. Valérian et Lauréline accompagnent les Alflololiens sur Technorog, à bord de leur vaisseau spatial. La composition graphique de la planche est organisée autour de trois grandes vignettes occupant la place centrale, encadrée dans la partie supérieure et inférieure par deux larges vignettes horizontales.
Grâce aux cartouches qui commentent les dessins, le lecteur découvre les stations flottantes de Magnet Océan, de gigantesques mines à ciel ouvert, des grandes usines de l’industrie lourde ainsi que d’immenses plantations en séries. Des paysages illustrés, il ressort une impression de gigantisme et d’écrasement de la nature par la technique. Comme dans une véritable fresque, deux éléments viennent renforcer l’impression aliénante qui s’installe lorsqu’on considère les vignettes avec plus d’attention. Premièrement, la palette des couleurs est dominée par le rouge, le jaune et le violet. Ces couleurs ont plus à faire avec le feu, la rouille, la fumée, la chimie, plutôt qu’avec les plantes, les oiseaux ou les eaux de l’océan où on attend des couleurs associées au monde vivant telles que bleues, vertes et brunes. Deuxièmement, les êtres humains y sont présentés comme minuscules face aux machines et aux installations industrielles, comme si celles-ci les submergeaient.
La planche renferme une astuce : tandis que les quatre premières vignettes sont des plans panoramiques, perçus par un observateur anonyme, qui aperçoit le vol du vaisseau sur l’horizon, la cinquième et dernière vignette oblige le lecteur à adopter la perspective des passages du vaisseau lui-même, c’est-à-dire des Alflololiens. Argol demande alors à Lauréline : « Mais qu’est-il donc arrivé à notre monde ? » Lauréline donne, dans sa réponse, la clé qui nous permet d’interpréter l’ensemble de la séquence dans toute sa portée métaphorique : « C’est la Terre et sa civilisation que tu vois là, Argol. »
La spoliation des ressources naturelles
Mezières et Christin ont tous les deux effectué de longs séjours aux Etats-Unis. On peut donc admettre qu’ils connaissent bien la condition des Premières nations, comme se dénomment eux-mêmes certains peuples autochtones du continent nord-américain. On a vu que les Alfloliens portaient les attributs des peuples autochtones. Dans le récit, Argol tient à faire participer son fils, Lagor, à une chasse rituelle au furutz, une sorte de gros reptile aquatique à mi-chemin entre le crocodile et l’orque qui vit en troupeau (pages 33-34). Comme l’embarcation de Valérian, Lauréline et des Alflololiens se trouvent à proximité des stations flottantes dont l’importance est stratégique pour Technorog, des aéronefs de combat arrivent sur place pour défendre les stations. On assiste ensuite à un combat sans merci entre des forces asymétriques, dont il s’agit d’interpréter la signification.
La planche de la page 36 se présente comme une grande fresque, marquée par trois médaillons. Le premier médaillon, dans l’angle supérieur droit, représente Lagor, en train de se cambrer pour lancer son harpon. Le deuxième médaillon, au milieu de la page, dans la marge de gauche, montre les visages consternés de Valérian et Lauréline en gros plan. Le troisième médaillon montre un Furutz en train de sauter hors de l’eau. L’image principale montre trois actions bien distinctes :
- L’attaque des furutz par les aéronefs de Technorog qui occupe tout le quart supérieur gauche.
- La chasse au furutz par les Aflololiens, symbolisée par l’embarcation minuscule, et le geste rituel de Lagor avec son harpon, qui occupe le quart supérieur droit.
- L’attaque des stations flottantes par le troupeau de furutz déchaîné entraîne la destruction des installations industrielles et occupe toute la moitié inférieure de la planche.
Le sens de lecture le plus logique semble être d’en haut à gauche pour aller vers en bas à droite, ce qui permet à l’œil de saisir de façon quasiment simultanée les trois actions décrites ci-dessus. On peut soit voir dans cette planche la lutte sans merci entre nature et technologie, d’où la nature – ici symbolisée par le troupeau de furutz – sort gagnante, ce dont témoigne le commentaire final : « Ayant à peine commencée, la lutte s’achève sur un spectacle de désolation ». On suivrait, ainsi, un axe partant du médaillon de Lagor en haut à droite et aboutissant en diagonale à la destruction des stations flottantes en bas à gauche.
On peut aussi, à un niveau plus métaphorique, interpréter la chasse au furutz des Alflololiens comme un symbole des modes de vie des Premières nations. La lutte des peuples autochtones contre la destruction de l’environnement provoquée par le développement industriel est aussi, historiquement, une lutte pour le maintien de leurs formes ancestrales de subsistance, dont la chasse et la pêche font partie.
Il est difficile d’établir précisément les sources sur lesquelles les auteurs se sont basés pour créer cet épisode du récit. On se contentera seulement d’évoquer deux œuvres littéraires qui traitent de thèmes apparentés et qui ont possiblement influencé la scène de la chasse au furutz. D’abord, il y a le roman d’Hermann Melville, Moby Dick, où il est régulièrement fait allusion à la destinée des Premières nations, et où l’hypothèse a été faite que la baleine blanche pourrait symboliser l’engloutissement des nations précolombiennes. En second lieu, on pense aussi au roman Dune de Frank Herbert, où la chasse aux vers titanesques de la planète des sables offre l’occasion de combats rituels au peuple des Freemen.
Comme la couverture de l’album montre l’embarcation emmenant Valérian, Lauréline, Argol, son fils Lagor et sa compagne Orgal à la chasse au furutz, on peut à juste titre prétendre qu’il s’agit d’une figure majeure de l’album. Il est y question, en trame de fond, de la lutte des peuples autochtones contre la spoliation de leurs ressources naturelles, sans lesquelles leurs modes de vie sont voués à la destruction (page 39). Les Alflololiens, aidés par un troupeau de furutz, ne sortent pas véritablement gagnants de cette lutte à l’issue de l’album, même s’ils échappent à l’anéantissement.
La question des peuples autochtones
Comme l’image est particulièrement marquante, on se limitera à analyser la scène de l’exode qui marque la moitié supérieure de la planche à la page 38. Les Alflololiens ont, immédiatement après la destruction des stations flottantes par les furutz, été condamnés à la déportation vers une réserve par le gouverneur de Technorog. On voit une immense colonne formée par les habitants d’Alflolol, conduite par Argol et les siens, et encadrée par une série de soldats portant des fusils mitrailleurs au poingt. Le paysage est désertique, à l’image des terres arrides dans lesquelles vont être forcés à s’établir les Alflololiens, et rocailleux. Les couleurs brunes, ocres et jaunes du désert dominent, tandis que le rouge de certains ornements des autochtones apparaît en petites touches timides. La colonne des déportés se voit doublée dans le ciel par la colonne des vaisseaux spatiaux, eux-mêmes escortés par des aéronefs de Technorog. De l’ensemble de la scène ressort une impression de tristesse et de résignation.
Pourquoi la scène dépeinte par Jean-Claude Mezières est-elle si marquante ? Une explication peut être trouvée dans le fait qu’il s’agit d’une représentation iconique de l’exode que l’on trouve dans de très nombreuses représentations, autant dans le domaine photographique que dans le domaine des arts plastiques, en raison de son origine biblique. On pense ici en particulier aux photos montrant la Retirada des Républicains défaits par les forces francistes à la fin de la Guerre d’Espagne, ou alors aux représentations de l’exode des Français fuyant l’avancée de la Wehrmacht en 1940.
L’album Bienvenue à Alflolol paraît dans un contexte international qui est marqué par la résurgence des revendications des peuples autochtones, que ce soit dans le cadre de la défense des peuples de l’Amazonie brésilienne (création de l’ONG Survival international en 1969), ou bien avec les luttes des Premières nations aux Etats-Unis d’Amérique (création du American Indian Movement en 1968).
Conclusion
Si l’on considère la façon dont la série a évolué, les albums de Valérian et Lauréline ont bel et bien rompu avec un certain nombre de clichés de la bande-dessinée de science-fiction, que l’on pense à la représentation des extra-terrestres, à la figure campée par Lauréline, ou au mode opératoire des deux héros qui n’est pas de type guerrier.
Une des questions majeures qui se posent au regard de l’univers complexe créé par Jean-Claude Mezières et Pierre Christin concerne la dimension utopique de leur œuvre. Si l’on prend comme base la façon dont Bienvenue à Aflolol traite de la question écologique, on aura plutôt tendance à identifier une dominante dystopique. La dimension destructrice du progrès technique, comme de l’exploitation industrielle des ressources, est clairement montrée comme mettant en péril la civilisation humaine. Il en va de même pour la question des peuples autochtones, qui dans une métaphore filée avec l’histoire américaine, fait l’objet d’une franche dénonciation dans l’album. Les auteurs investissent beaucoup de moyens pour permettre l’identification du lecteur ou de la lectrice avec Argol et les siens. Le message final est assez clair, il porte sur un devoir impératif de solidarité avec les peuples autochtones menacés par le développement industriel des grands groupes technocratiques.
La façon dont les extraterrestres sont dépeints est certes plus avantageuse que ce qui prévaut d’ordinaire dans les ouvrages de science-fiction, puisque les auteurs vont s’appliquer à mettre en scène une sorte de « cosmopolitisme intergalactique » au fil des aventures de Valérian et Lauréline. Il y a là une nuance d’espoir, dans laquelle on peut discerner quelques aspects utopiques, lié à l’imagination d’un autre vivre-ensemble qui ne soit pas articulé autour du paradigme guerrier de Star Wars. Il reste néanmoins la difficulté qui relève d’une représentation naïve, voir infantilisante, des autochtones. Dans Bienvenue à Alflolol, les auteurs ont largement validé des clichés propres au mythe du bon sauvage. Les avatars des Premières nations amérindiennes que sont les compagnons d’Argol y sont montrés comme bénéficiant d’un rapport harmonieux à la nature, où il n’y a ni conflit, ni contradiction. L’insouciance et la légèreté qui marquent le mode d’organisation sociale des Alfololiens participe bien évidemment d’une représentation stéréotypée des peuples autochtones, même si le non-conformisme dont ils font preuve face aux institutions de Technorog est tout à fait rafraichissant.
Par leur résistance tenace à la spoliation, les compagnons d’Argol nous montrent d’autres chemins possible pour faire face à la destruction des écosystèmes.
Sources
Jacques BAUDOU, Science-fiction. Que sais-je ? Paris : 2003. Chapitre II : Géographie de la science-fiction, pages 27-64. Consulté sur cairn.info le 10 décembre 2020, 15:00. Ici, page 37.
Alain BOILLAT, « Sept rencontres du 9e type entre un médium (la BD) et un genre (la SF) », ReS Futurae [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 21 décembre 2019, consulté le 24 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/resf/3969 ; DOI : https://doi.org/10.4000/resf.3969
Pierre CHRISTIN et Jean-Claude MEZIERES, Les habitants du Ciel. L’Atlas de Valérian et Lauréline. Paris : 2016.
Pierre CHRISTIN et Jean-Claude MEZIERES, Valerian agent spatio-temporel. Bienvenue sur Alflolol. Paris : 1972.
Yves DEMAY (Réalisation) : Interview BD : Jean-Claude Mézières (en trois parties). Emission : Dans la bibliothèque du professeur Y, Couleurs 3, RTS. Première diffusion : 15 avril 2013. Disponible en ligne. URL : https://www.rts.ch/play/radio/la-bibliotheque-du-professeur-y-/audio/interview-bd-jean-claude-mezieres-13?id=4784366 (consulté le 20 décembre 2020, 15:00).
Franck THIBAULT, « La parole de l’autre. La communication extra-terrestre dans la série « Valérian » de Christin et Mézières », ReS Futurae [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 21 décembre 2019, consulté le 24 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/resf/3710 ; DOI : https://doi.org/10.4000/resf.3710 , en particulier pages 8 à 12, ainsi que 42.
UNI-TV [Chaîne de télévision de l’Université de Neuchâtel], Séminaire Bd/Histoire. J.-C. Mezières à l’UniNe (partie 1). 2011. Disponible en ligne. URL : https://www.youtube.com/watch?v=gdFqSd11XJ8 (consulté le 20 décembre, 15:00).