Si, depuis longtemps, la social-démocratie a renoncé à parler de « classe ouvrière », de « mouvement ouvrier » et de « prolétariat », si le discours socialiste n’offre plus une base pour politiser les identités et l’expérience sociale des catégories les plus modestes, la gauche socialiste n’a pas non plus construit un discours progressiste sur les questions sociétales (homoparentalité, euthanasie, identité de genre, etc.). Comme l’a bien analysé Didier Eribon à propos des questions sociales (il y voit comme une revanche de Raymond Aron sur Jean-Paul Sartre) sur les questions societales, la gauche s’est également abreuvée des références idéologiques conservatrices.Tous les arguments mobilisés par la Manif pour tous en 2013, avaient déjà été élaborés par les experts du gouvernement socialiste en 1999. Préserver la différence de sexes dans le mariage allait déjà de pair avec la dénonciation, à mots couverts, d’une banalisation de l’homosexualité.
En 2013, outre l’abandon de la PMA pour les couples de femmes, le président Hollande avait proposé l’objection de conscience aux maires qui refuseraient de célébrer des mariages entre personnes du même sexe et, même s’il est rapidement revenu dessus en affirmant que la loi « va s’appliquer partout, dans toutes les communes », ceci rend manifeste la pusillanimité avec laquelle la question fut traitée. Face à de telles failles politiques, il n’est pas étonnant que la Manif pour tous ait occupé l’espace public et médiatique si aisément.
De même, la manière avec laquelle le gouvernement instrumentalise la question de la GPA ne fait qu’accroître la mobilisation conservatrice. Au lieu d’expliquer la portée des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui condamnent la France pour avoir refusé de transcrire à l’état civil les actes de naissance d’enfants nés par mères porteuses aux États-Unis, et ce, alors qu’une circulaire de la garde des Sceaux abonde en ce sens, le Premier ministre, Manuel Valls, par un spectaculaire retournement d’opinion la veille d’une nouvelle Manif pour tous, s’est lancé dans une diatribe contre la GPA, en soulignant qu’il « entend promouvoir une initiative internationale qui pourrait aboutir, par exemple, à ce que les pays qui autorisent la GPA n’accordent pas le bénéfice de ce mode de procréation aux ressortissants des pays qui l’interdisent ». Ce qu’il considérait comme « une évolution incontournable » en 2011 est devenue « une pratique intolérable » en 2014. Cette droitisation du discours de gauche n’est évidemment pas sans conséquences. Quelques semaines plus tard, la droite dépose une proposition de loi visant à lutter contre les démarches engagées par des Français pour obtenir une gestation pour autrui, dans laquelle la simple tentative d’obtenir une GPA à l’étranger est susceptible de la peine de prison. Ces glissements démontrent à quel point, après vingt-cinq ans d’exercice du pouvoir, la gauche socialiste demeure incapable de produire sa propre conception de la famille. Elle ne parvient pas à penser cette « cellule sociale de base » sur un mode différent de celui qui est défendu par la droite. Le PACS et le mariage pour tous auraient pu être l’occasion d’un repositionnement de la politique familiale de la gauche, privilégiant la volonté d’engagement et la capacité éducative sur le biologisme et le moralisme dominant.
Face à cette incapacité de la gauche à penser autrement la parenté et, de façon plus générale, les questions sociétales, la révolution conservatrice n’entend pas rester là. La Manif pour tous et Sens commun cherchent désormais à défendre une hégémonie culturelle fondée sur l’antilibéralisme moral.
La gauche gouvernementale, n’ayant pas contrecarré la vision naturaliste et biologisante de la famille, a laissé ouvert un espace politique et médiatique aux mouvements réactionnaires. Le cocktail explosif d’une gauche molle et une droite décomplexée ne pouvait que produire le retour spectaculaire du discours réactionnaire sur la scène publique dont les références au Tea Party sur le plan moral et à Margaret Thatcher sur le plan économique laissent entrevoir les contours de la politique des prochaines années….