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Billet de blog 8 janvier 2014

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Audition de Daniel Borrillo devant la CNCDH sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

La proposition de loi N° 1437 « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » fait référence, dès son intitulé, à la notion de système. Celui-ci peut être défini comme un ensemble d'éléments interagissant entre eux selon certains principes, le système apparaitrait ainsi comme un ordre cohérant qui dépasse les contingences individuelles.

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La proposition de loi N° 1437 « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » fait référence, dès son intitulé, à la notion de système. Celui-ci peut être défini comme un ensemble d'éléments interagissant entre eux selon certains principes, le système apparaitrait ainsi comme un ordre cohérant qui dépasse les contingences individuelles.

Afin de mieux comprendre les enjeux de la proposition de loi, il me semble nécessaire de décomposer chacun des éléments de cet ensemble car, in fine, les lois ont vocation à s’appliquer aux individus et non pas aux structures.

Avant tout, permettez-moi d’affirmer que je considère la dépénalisation du racolage (actif et passif) comme une avancée incontestable, tout comme le dispositif d’amélioration de lutte contre le trafic et les réseaux de traite et de proxénétisme. L’aide aux associations, l’accompagnement des personnes qui souhaitent sortir de la prostitution, tout comme le travail pédagogique tendant à promouvoir l’égalité des sexes et déconstruire les représentations sexistes, me semblent également des évolutions louables.

Je demeure toutefois préoccupé par un certain nombre d’amalgames et d’approximations conceptuels qui risquent, une fois la loi adoptée, de porter atteinte aux libertés fondamentales. Permettez-moi de vous présenter brièvement les principales questions qui, selon moi, posent problème dans la proposition de loi.

1ère question relative au consentement :

Tout d’abord, il est important de rappeler la différence entre la prostitution en tant que telle, (activité légale en France sous réserve du respect de l’ordre public) et l’exploitation de la prostitution pour autrui, activité fortement pénalisée aussi bien au niveau nationale qu’international. En effet, la Convention des Nations Unies de 1949 ratifiée par la France en 1960 interdit expressément l’exploitation de la prostitution d’autrui. Tous les travaux effectués dans le cadre du Conseil de l’Europe font cette distinction fondamentale entre prostitution libre et prostitution forcée en condamnant fermement ce dernier cas de figure[1]. De même, la CNCDH fait clairement cette distinction[2] qui me semble capitale à l’heure d’établir le régime de responsabilité des acteurs dudit système prostitutionnel.

Si la proposition de loi ne pénalisait pas la prostitution (comme elle le prétend) mais uniquement le système prostitutionnel, elle aurait dû tenir compte de cette distinction majeure. Or, l’article 16 de la proposition, en modifiant le code pénal, statue que, « le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de l’utilisation d’un bien immobilier, de l’acquisition d’un bien immobilier, ou de la promesse d’un tel avantage, est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe ».  Mais, si une personne se livre de manière occasionnelle à une activité prostitutionnelle, pourquoi la traiter comme victime du proxénétisme ?

La proposition de loi ne fait pas seulement qu’ignorer la différence entre un acte choisi et un acte subi mais utilise la notion de système pour signaler justement l’impossibilité de consentir à la prostitution.

Le féminisme a démontré avec pertinence que le consentement eut, pendant longtemps, une valeur différente selon qu’on soit homme ou femme, cette dernière ne pouvaitconsentir qu’à une forme ou à une autre de domination[3]. Toutefois, cette critique du consentement ne doit pas compromettre le consensualisme en tant que principal critère permettant de déterminer la légitimité des comportements sexuels. Le combat des féministes a justement permis que les femmes puissent devenir des actrices autonomes, capables de choisir en toute liberté leur destin aussi bien sur le plan privé que politique. C’est pourquoi, considérer qu’aucune femme dans aucune circonstance et d’une manière absolue ne peut donner librement son consentement à la prostitution revient à réactualiser une attitude paternaliste à son égard. En effet, en excluant la possibilité d'une participation consentie à la prostitution, on répète la représentation archaïque des femmes comme victimes incapables des choix autonomes.

Tout se passe comme si pour « responsabiliser » le client, il faudrait déresponsabiliser les prostituées par une victimisation in abstracto. Il est évident que tant que subsistent des rapports asymétriques entre les individus, seule l’intervention de la loi peut garantir la liberté mais il ne faut pas confondre la prostitution avec les conditions (souvent déplorables) dans lesquelles s’exerce la prostitution. Ce sont ces dernières qui posent un véritable problème et non pas les rapports sexuels tarifés, en tant que tels[4].

2ème question relative au genre, à la nationalité et à l’orientation sexuelle:

La proposition de loi est présentée comme un dispositif permettant de lutter contre les violences faites aux femmes. Cependant, si l’élément protégé par la proposition de loi est la dignité des femmes, ce dispositif ne devrait pas s’appliquer aux prostitués hommes et aux clientes femmes. L’exposé de motif de ladite proposition reconnait pourtant ces situations en indiquant que 15% des personnes prostituées serait des hommes et que 1% des clients serait des femmes. L’exposé des motifs indique également que la situation a énormément changé dans les dernières dix années et qu’à l’heure actuelle uniquement 10% des prostituées seraient de nationalité française.

Je ne connais pas les chiffres exactes de la prostitution et les études scientifiques ne me semblent pas aller nécessairement dans le sens des pourcentages maniés par le Législateur[5] mais acceptons-les dans l’état, ces données statistiques non seulement ne constituent pas une règle juridique mais de surcroit ne changent nullement le fond de la problématique. En effet, quoique minoritaire, il existe toujours une partie de la population concernée qui n’est pas sous la domination masculine ni sous le joug des mafias.

En fonction de ces données statistiques, lorsque  la proposition de loi parle de « système prostitutionnel », elle aurait dû se référer non pas à l’ensemble des situations prostitutionnelles mais uniquement à l’activité érotique des femmes étrangères contraintes à se prostituer par la pression des proxénètes. Elles sont désormais considérées par la proposition de loi comme des victimes et non pas comme des délinquantes, c’est pourquoi l’infraction de racolage a été abrogée.

Le problème c’est qu’en ne faisant pas la distinction entre prostitution choisie et prostitution forcée, entre prostitués hommes, prostituées femmes, prostituées transsexuelles et entre rapports hétérosexuels et homosexuels, la proposition de loi pénalise également certains cas de figure qui ne semblent pas correspondre à l’image de la victime présentée par le texte. Ainsi, un homme français appartenant à la classe moyenne, majeur et consentant qui entretien de manière occasionnelle des rapports sexuels avec d’autres hommes est assimilé à une femme étrangère victime d’un réseau de proxénètes même si, dans ce cas de figure, la dimension de domination de genre n’existe pas, tout comme l’exploitation d’autrui[6].

3ème question relative au client comme complice du système :

Si la proposition de loi ne fait pas la différence entre l’acte choisi et l’acte subi, c’est parce qu’elle se place non pas du point de vue de celle ou celui qui offre le service sexuel mais du point de vue de celui qui le sollicite. Ce dernier, ne pouvant pas savoir si la personne est vraiment libre, sera donc considéré (par une présomption iuris et de iure) complice dudit système. Or, cette présomption irréfragable de culpabilité me semble dangereuse non seulement pour les personnes qui se disent s’adonner librement à la prostitution (aussi bien comme actrices que comme clients) mais aussi et surtout pour les libertés individuelles de l’ensemble des citoyens. Soulignons que pour la première fois une loi sanctionne quelqu’un pour un acte qui n’est pas contraire à l’ordre juridique : la prostitution n’est pas une infraction. Toutefois, une contravention de cinquième classe, punie de 1500 € d'amende, sanctionne le recours à la prostitution d'une personne majeure. La récidive de cette contravention constituera un délit puni de 3 750 € d'amende. Un stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels est également créé. Il s'agit d'une peine complémentaire visant à prévenir le recours à la prostitution (art. 17). Cela nous mène à la quatrième question.

4ème question relative au prohibitionnisme :

Si, selon la proposition de loi, dans les faits la prostitution apparait nécessairement et systématiquement comme une violence envers les femmes (assimilée au viol dans le point 2 de la résolution 3522 de l’AN) et comme un moyen d’alimenter le trafic des êtres humains, il aurait fallu tout simplement la pénaliser. Pourquoi la proposition de loi n’a donc pas emprunté cette voie (prohibitionnisme), alors que selon les autorités « l’objectif est, à terme, une société sans prostitution » ?

Tout simplement parce qu’une telle loi (bien qu’elle aurait le mérite de la cohérence et de la franchisse) serait censurée par le Conseil d’Etat[7], le Conseil constitutionnel et par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). En effet, considérer la prostitution comme une infraction porterait atteinte au respect de la vie privée et à la liberté individuelle lato sensu en tant que liberté de disposer de soi. Rappelons-nous que le droit au respect de la vie privée ne comprend pas seulement la protection de l’intimité, il implique aussi, comme l’a rappelé la CEDH dans l’arrêt Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002, la notion d’autonomie personnelle, la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend, y compris en s’adonnant à des activités perçues comme physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne ; et il y a bien ingérence dans la vie privée lorsque l’État a recours à la contrainte ou aux sanctions pénales pour prémunir des personnes contre les conséquences du style de vie choisi par elles. Comme le note Danièle Lochak, « La liberté sexuelle est donc incluse à un double titre dans la protection de la vie privée : à la fois en tant qu’elle relève de la sphère d’intimité (privacy) et en tant qu’elle exprime le droit pour chacun de s’autodéterminer »[8].

Ainsi, afin d’éviter d’éventuels censures par le juge garant des libertés publiques, le législateur a choisi de maintenir la légalité de la prostitution et de présenter la proposition de loi comme un dispositif de lutte contre les proxénètes et contre les clients considérés in abstracto comme des « complices objectifs » des proxénètes.  En réalité, l’objectif (même qu’inavoué) de la proposition de loi est de mettre un terme à la prostitution, tout court.

5ème question relative à la non-patrimonialité du corps humain et à la dignité humaine :

Afin de limiter la liberté de se prostituer, outre les arguments factuels présentés auparavant, la proposition de loi fait référence à deux grands principes fondamentaux : la non-patrimonialité du corps humain et la dignité humaine. Pour ce faire, elle renvoie à une résolution n°3522 de l’Assemblée nationale du 6 décembre 2011 laquelle se réfère à l’article 16 du code civil, qui énonce que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci » ainsi que l’article 16-5 du code civil qui prévoit que « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ».

C’est donc au nom du principe de la non-patrimonialité du corps humain et de la dignité humaine que la proposition de loi entend sinon d’empêcher une personne de se prostituer tout au moins de limiter largement cette possibilité.

Arrêtons-nous un moment sur la portée de ces principes.

Tout d’abord concernant la dignité humaine, la CEDH a considéré dans l’affaire Tremblay c/ France du 11 septembre 2007 que la prostitution est contraire à la dignité humaine dès lors qu’elle est contrainte. On en déduit, à la lumière du reste de l’arrêt, que la prostitution choisie n’a pas lieu d’être interdite. La Cour de Justice de l’Union Européenne va plus loin en estimant dans l’affaire Jany c/ Pays-Bas du 20 novembre 2001, que l'activité de prostitution indépendante pouvait être considérée comme un service fourni contre rémunération dès lors qu'elle était exercée par le prestataire de service hors de tous liens de subordination, sous sa propre responsabilité et contre une rémunération qui lui est intégralement et directement versée. Elle relève donc à ce titre de la notion « d'activités non salariées » prévue à l'article 52 du traité CE, ainsi que de celle « d'activités économiques (exercées) en tant qu'indépendants » prévues par les accords d'association conclus entre la Communauté européenne et ses Etats membres.

Il convient de noter à cet égard que cette approche n’est pas contraire aux principes énoncés dans le Code civil français, lesquels prohibent toute commercialisation du corps humain en tant que substratum de la personne. L’article 16-5 et suivants du code civil font référence uniquement aux produits et aux éléments du corps humain dont la circulation est régie par les principes de gratuité et d'anonymat (greffes, dons d’organes, expérimentation médicale…). Comme le souligne le doyen Carbonnier, le fait que le corps soit hors du commerce selon l’article 1128 du code civil « ne veut pas dire que soit contraire à l’ordre public tout acte juridique, toute convention ayant avec le corps humain une relation quelconque. Ce qui est indiscutablement illicite, c’est l’aliénation totale du corps »[9]. En ce sens, il est juridiquement absurde de considérer que la prostituée vend son corps ou un produit de son corps. Si tel était le cas, il aurait fallu que le Législateur régule la prostitution non pas dans une loi ordinaire mais dans le cadre des lois dites de bioéthiques.

Afin d’élargir l’interdiction de l’article 16-5 du code civil, la proposition de loi crée une nouvelle figure contractuelle : l’achat d’un acte sexuel (chapitre IV). Nous voici face à une nouvelle confusion entre contrat d’achat-vente et fourniture d’un service. Malgré l’énoncé du chapitre IV, il est juridiquement impossible d’acheter un acte quelconque et encore moins un acte sexuel. Seules les choses peuvent être l’objet d’un contrat d’achat (art. 1582 du code civil).

Dans la prostitution l’objet du contrat ce n’est pas le corps de la personne prostituée en tant que tel (car le corps n’est pas une chose aliénable) mais le service sexuel qu’elle offre. Certes, la personne prostituée engage son corps comme d’autres travailleurs le font tels les masseurs, les kinésithérapeutes ou les ouvriers, sans pour autant considérer qu’il s’agisse là d’une vente du corps.

Si le Législateur n’a pas utilisé le terme « prestation de service », c’est parce que celui-ci renvoie à la notion de travail ce qui permettrait, in fine, de considérer la prostitution comme une activité professionnelle, situation exclue catégoriquement par les promoteurs de la proposition de loi.

6ème question relative au statut de la prostitution en France :

Paradoxalement, la proposition de loi n’est pas revenue sur le fait que le fisc continue à considérer la prostitution comme une profession dont les revenus doivent être déclarés dans la rubrique « bénéfices non commerciaux » et soumise aux prélèvements de l'article R.241-2 du code de la sécurité sociale : la cotisation d'allocation familiale des employeurs et des travailleurs indépendants est due par toute personne physique exerçant, même à titre accessoire, une activité non salariée, y compris prostitutionnelle comme l’a jugé la Cour de cassation[10]. Afin de faire payer les impôts et autres cotisation aux prostituées, l’Etat français n’hésite pas à invoquer la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes selon laquelle la prostitution est une prestation de service rémunérée qui relève de la notion d'activité économique (arrêt Aldona Malgorzata Jany e.a du 20 novembre 2001 (C-268/99), et ceci pour démontrer la conformité du droit français avec le droit communautaire[11].

Alors que la proposition de loi, en pénalisant tous les clients, ne fait pas la différence entre prostitution libre et prostitution forcée, l’Etat français, quant à lui, lorsqu’il s’agit de taxer les prostituées ne hésite pas à opérer cette distinction. En effet, devant la CEDH, les autorités françaises rappellent qu'aux termes de l'article 2 § 2 de la Convention no 29 de l'Organisation Internationale du Travail concernant le travail forcé ou obligatoire, cette notion se rapporte à « tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de son plein gré ». L’Etat français se réfère en outre à l'avis exprimé par la Commission européenne des Droits de l'Homme dans le cadre de l'affaire Van der Mussele c. Belgique (tel que résumé par la Cour dans son arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, § 37) : « il n'y a pas travail forcé ou obligatoire, au sens de l'article 4 § 2 de la Convention européenne, sans la réunion de deux conditions cumulatives : non seulement le travail devrait être accompli contre le gré de l'intéressé, mais il faudrait de surcroît que l'obligation de le fournir revête un caractère ‘injuste’ ou ‘oppressif’ ou que son exécution représente ‘une épreuve évitable’, en d'autres termes  ‘inutilement pénible’ ou ‘quelque peu vexatoire’».

En France, le proxénète est lui-même imposable au titre des revenus de cette activité (pourtant illicite) qui sont classés dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux car il y a effectivement spéculation sur le travail d'autrui...

Le gouvernement, tout en s’attaquant au trafic et à l’exploitation de la prostitution forcée, aurait pu mettre fin à ce paradoxe cynique (d’un côté les personnes prostituées sont considérées comme des victimes de l’autre elles sont assujetties à l’impôt et à la cotisation à des allocations) et, partant, traiter la prostitution libre comme une profession digne de protection juridique et sociale. Ce n’est nullement le cas[12] : l’Etat veut finir avec la prostitution sans renoncer pour autant aux énormes revenues qu’elle génère….

7ème question relative à la promotion de la bonne sexualité :

La philosophie abolitionniste sur laquelle se fonde la proposition de loi vise à faire disparaitre non pas l’exploitation et la prostitution forcée mais bien la prostitution elle-même, puisqu’elle serait en toute circonstance et par sa nature même mauvaise et indigne. Ainsi, les personnes prostituées sont désormais fortement persuadées (voire obligées) de quitter la prostitution et les clients sont condamnés non seulement à payer une amende mais aussi à suivre un stage de rééducation sexuelle. Cette dimension « orthopédique » véhiculée par la proposition de loi me semble incompatible avec l’idéal démocratique. En effet, le rôle de la puissance publique n'est ni de rendre les citoyens vertueux ni de promouvoir des fins particulières. Contrairement à l´Etat paternaliste, l´Etat démocratique ne se substitue pas aux choix des individus. C´est à eux seuls de déterminer leur manière de vivre et de décider de ce qui est bon pour la réalisation de leurs objectifs vitaux. Isaiah Berlin a raison d’affirmer que « la liberté est la liberté ». Elle consiste non pas à « faire les bons choix », mais simplement « des choix ».

Le système politique est ainsi appelé à éviter de prendre position dans le conflit des conceptions du monde qui doit rester confiné à la sphère privée. Ce qui fait qu'une société est juste, « ce n'est pas le telos, le but ou la fin qu'elle poursuit, mais précisément son refus de choisir à l'avance parmi des buts et des fins concurrents »[13]. Or, la proposition de loi choisit à l’avance et à la place des individus soit en les infantilisant par l’universalisation de la catégorie de victime de toutes les personnes prostituées sans distinction soit en les pénalisant en tant que client. Choisir une sexualité rémunérée apparaît comme nécessairement indigne. Dans cette logique, la détermination de cette dignité appartient non pas à l’individu concerné mais à la collectivité nationale (voire à l’humanité).

L’argument de la dignité humaine, entendu comme attribut de l’humanité et non pas comme droit des humains, est avancé pour s’opposer au principe de la neutralité moral de l’Etat. Ainsi, les autorités de l’Etat (législateur, juge, administration, assistantes sociales…) peuvent déterminer ce qui constitue la dignité de la personne et peuvent ainsi la protéger contre elle-même si nécessaire afin de sauvegarder sa dignité en danger. Cette conception de la dignité humaine, intégrée dans la proposition de loi, véhicule une métaphysique de la personne plus proche de la morale que du droit. La notion de dignité humaine se substituant à celle de bonnes mœurs fait que le droit pénal, loin de s'affranchir de considérations morales liées à l'exercice de la liberté sexuelle, puisse s'ingérer désormais plus directement dans la vie privée des individus.

Il suffit qu’une autorité invoque la dignité humaine pour qu’automatiquement le consentement de l’individu soit invalidé. Cet usage réflexif de la dignité constitue une forme nouvelle et plus raffinée de paternalisme qui consiste à vouloir faire le bien des autres sans tenir compte de leur avis.

Il me semble, au bout du compte, que la prostitution est moins grave et dangereuse, pour l’idéal démocratique, que des législations qui, au nom de la dignité, vont décider officiellement de ce qui est moral et chaste et de ce qui est bon y compris contre notre volonté.

Questions conclusives :

Pour conclure permettez-moi d’évoquer la récente décision de la Cour Suprême du Canada[14] laquelle dans un arrêt du 20 décembre 2013, annule un certain nombre de restrictions sur la prostitution, en estimant que la notion trop vaste de proxénétisme, le racolage et l’interdiction des maisons closes compromettraient la sécurité physique des prostituées et violaient leurs droits constitutionnels. Selon les juges canadiens, lorsqu’on applique ces notions aux dispositions contestées, l’effet préjudiciable de l’interdiction des maisons de débauche (art. 210) sur le droit à la sécurité des demanderesses est totalement disproportionné à l’objectif de prévenir les nuisances publiques. Les préjudices subis par les prostituées selon les juridictions inférieures (p. ex. le fait de ne pouvoir travailler dans un lieu fixe, sûr et situé à l’intérieur, ni avoir recours à un refuge sûr) sont totalement disproportionnés à l’objectif de réprimer le désordre public.  Le législateur a le pouvoir de réprimer les nuisances, mais pas au prix de la santé, de la sécurité et de la vie des prostituées ». De même, « L’interdiction faite à l’al. 212(1)j) de vivre des produits de la prostitution d’autrui vise à réprimer le proxénétisme, ainsi que le parasitisme et l’exploitation qui y sont associés.  Or, la disposition vise toute personne qui vit des produits de la prostitution d’autrui sans établir de distinction entre celui qui exploite une prostituée et celui qui peut accroître la sécurité d’une prostituée (tel le chauffeur, le gérant ou le garde du corps véritable).  Cette disposition, vise également toute personne qui fait affaire avec une prostituée, y compris un comptable ou un réceptionniste.  Certains actes sans aucun rapport avec l’objectif de prévenir l’exploitation des prostituées tombent ainsi sous le coup de la loi.  La disposition sur le proxénétisme a donc une portée excessive ».  Enfin, « L’alinéa 213(1)c), qui interdit la communication, vise non pas à éliminer la prostitution dans la rue comme telle, mais bien à sortir la prostitution de la rue et à la soustraire au regard du public afin d’empêcher les nuisances susceptibles d’en découler. Son effet préjudiciable sur le droit à la sécurité et à la vie des prostituées de la rue, du fait que ces dernières sont empêchées de communiquer avec leurs clients éventuels afin de déterminer s’ils sont intoxiqués ou enclins à la violence, est totalement disproportionné au risque de nuisance causée par la prostitution de la rue ».

Sauf pour le racolage qui est dépénalisé par la proposition de loi, les observations du juge canadien peuvent s’appliquer parfaitement à la situation française tant le dispositif criminel est semblable. En effet, la définition pour le moins vague du proxénétisme dans le code pénal français (« toute aide apportée à la prostitution d’autrui ») est de fait laissée à la discrétion de la jurisprudence, qui atteste d’une multiplication de ses acceptions. Cette situation bloque tout particulièrement le droit au logement, puisque peuvent tomber sous le coup de la loi contre le proxénétisme la vente ou la location d’un bien immobilier à une prostituée. De même, toute transaction (vente ou location) concernant un véhicule motorisé avec une prostituée devient un délit, et la possession d’un véhicule par une prostituée entraîne la présomption que celui-ci est utilisé à des « fins de prostitution ». De surcroit, en matière de santé publique, l’absence de reconnaissance de l’activité prostitutionnelle constitue une entrave à la prévention contre les maladies sexuellement transmissibles et l’accès aux soins. Comme le note Françoise Gil, « les conséquences de cette croisade morale sont catastrophiques tant pour les femmes qui ont fait le choix de ce métier que pour celles qui y ont été contraintes »[15].

Le seul moyen de mettre fin aux conditions d’exploitation dans lesquelles s’exerce actuellement la prostitution, c’est de la « civiliser », c’est-à-dire la faire entrer dans le droit commun en tant qu’activité professionnelle reconnue par l’Etat et par la société. D’autres domaines également caractérisés par la domination masculine, comme le travail domestique, ont pu sortir du système d’exploitation lorsque l’Etat l’a reconnu comme un travail à part entière.

Merci de votre attention.


[1] Recommandation 1325 (1997) du Conseil de l’Europe. Recommandation R(200)11 du Comité de Ministres, Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005…

[2] CNCDH, Avis sur la traite et l'exploitation des êtres humains en France, 18 décembre 2009, recommandation n°43 et 77-79.

[3] Mathieu, N.-C., 1985, « Quand céder n’est pas consentir », in Mathieu. N.-C. de (éd.), L’arraisonnement des femmes : essais en anthropologie des sexes, Paris, Ed. de l’EHESS (Cahiers de l’Homme), p. 169-243.

[4] Tout se passe comme si les pratiques sexuelles des femmes sont entachées d’indignité si elles ne comportent pas une dimension de don, comme l’a bien démontré F. Gil.

[5] Je pense notamment aux travaux de Françoise Gil, J. Mossuz-Lavau, M. E. Handman, L. Matthieu, D. Welzer-Lang ou G. Mainsant.

[6] Vincent Rubio « Prostitution masculine sur internet. Le choix du client », Ethnologie française 3/2013 (Vol. 43), p. 443-450.

[7] Le droit de se prostituer est consacré par la jurisprudence française depuis la célèbre affaire Dames Dol et Laurent Gaja du Conseil d’Etat du 28/02/1919 qui reconnaît la liberté individuelle des « filles galantes ».

[8] D. Lochak, « La liberté sexuelle, une liberté (pas) comme les autres ? » in Borrillo, D. et Lochak, D. ?

La liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005.

[9] Carbonnier, J., Droit Civil, les personnes, 20° édition, Paris, PUF, 1996, p. 22.

[10] Pourvoi no 93-18642, arrêt du 18 mai 1995.

[11] CEDH, Tremblay c/ France §20

[12] Dans l’état actuel de la proposition de loi, seul un assouplissement du régime fiscal (allant même à des remises gracieuses » est possible pour les personnes engagées dans un parcours de sortie de la prostitution.

[13] M., Sandel, « La république procédurale et le moi désengagé », in A., Berten et Alii, (recueil de textes, sous la dir. de), Libéraux et communautariens, Paris, PUF, p. 256, 1997.

[14] http://scc-csc.lexum.com/decisia-scc-csc/scc-csc/scc-csc/fr/item/13389/index.do

[15] F. Gil, « La prostituée, une invention sociale », Sociétés n° 99, 2008/1, pp. 21-32.

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