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Billet de blog 11 juin 2009

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L'Europe: un rempart contre les discriminations?

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Bien que la France dispose depuis longtemps d’une protection formelle importante en matière d’égalité de chances, c’est surtout grâce à l’impulsion du droit européen que les outils juridiques de lutte contre les discriminations ont gagné en efficacité. En effet, avant l’adoption des directives communautaires et malgré un système punitif conséquent, on dénombrait, très peu de condamnations. Outre la prééminence de la sanction pénale, symboliquement importante mais assez inopérante également dans la pratique (sur 617.000 signalement à l’ancien numéro téléphonique « 114 », il y a eu seulement sept condamnations pénales), le système français reposait traditionnellement sur la vision enchantée, héritée de la Révolution Française, selon laquelle il suffisait de poser le principe d’égalité de tous devant la loi pour mettre fin aux discriminations. Puis, ce fut la conception classique de l’État providence qui a guidé les politiques publiques, conception selon laquelle la fin de l’exclusion sociale et de la précarité économique allait mettre un terme aux problèmes de discrimination et d’intégration[1]. Or, ni la République, ni l’État providence n’ont pu mettre fin aux discriminations. En effet, au lieu de l’affaiblir, aussi bien la République que l’État providence ont souvent occultées les racines profondes de la discrimination.

La particularité du droit communautaire a été justement d’avoir abordée la question sous un angle nouveau. Comme pour l’État providence, l’objectif macroéconomique de la lutte contre les discriminations est clairement affirmé : l’élimination des discriminations vise à « favoriser une participation sociale plus étendue et, en particulier, le développement de la capacité d’insertion professionnelle des personnes et les aideront aussi à exploiter leur potentiel en termes économiques et sociaux ». Soulignons que l’un des premiers dispositifs anti-discriminatoires du droit communautaire (l’article 119 du Traite de Rome), a été en grand partie le fruit d’une demande de la France soucieuse que la protection dont les femmes bénéficiaient dans son droit national ne défavorise les entreprises installées sur son territoire. Le droit communautaire part du principe selon lequel la discrimination introduit un élément irrationnel dans le processus économique et par conséquent empêche le développement de toutes les potentialités du marché. C’est pourquoi, selon cette conception de la lutte contre les discriminations, le coût de l’intégration professionnelle des groupes discriminés doit se repartir entre l’Etat et les agents économiques privés. Toutefois, à la différence de l’Etat-providence, pour mener à bien sa politique, le dispositif européen nécessite de l’identification des groupes sociaux, souvent minoritaires, dont les membres sont susceptibles de subir des inégalités parfois structurelles. Alors que l’Etat-providence croit en la politique de redistribution pour combattre les inégalités, la logique des politiques européennes va plus loin. Comme le note J. Chevalier, elle « est le fruit d’un processus de mobilisation sociale : elle implique que les catégories ou groupes concernés aient pris conscience des discriminations qui les frappent et qu’ils s’organisent pour le besoin d’une action collective ». Enfin, à la différence de la lutte contre les inégalités, propre à l’Etat-providence, la lutte contre les discriminations dépasse le cadre traditionnelle de l’Etat-Nation est s’inscrit dans une logique transnationale. Tout cela nous oblige à faire un effort intellectuel pour penser la lutte contre les discriminations d´une manière nouvelle, dépassant à la fois les critères traditionnels de la République et de l´Etat-providence et les frontières de l´Hexagone.

Cette nouvelle approche philosophique du droit européen, a eu d’importantes conséquences pratiques, au moins sur huit points :

1) L’introduction de la notion de « discrimination indirecte »

2) La modification de la charge de la preuve

3) L’introduction du mécanisme d’aménagement raisonnable

4) La sanction du harcèlement moral

5) La possibilité de se substituer aux victimes dans le procès

6) La création d’alternatives à la voie judiciaire (médiation…)

7) La promotion des politiques de prévention

8) La permission de l’action positive

1) La notion de « discrimination indirecte » :

L’apport principal de cette notion est celui de penser la discrimination non seulement comme un phénomène individuel, mais également comme le résultat d’une situation sociale (y compris au sein des institutions de l’Etat). L’élaboration de la notion de « discrimination indirecte » par le droit communautaire est une des créations les plus importantes en matière du droit de l’égalité de chances. Ce dispositif a été d’abord conçu en matière d’égalité des sexes et s’est par la suite étendu aux autres formes de discriminations. Selon le droit communautaire, la discrimination est indirecte « lorsqu’une disposition, un critère, une pratique apparemment neutre, est susceptible d’entraîner un effet défavorable pour une personne ou un groupe de personnes en raison d’un critère prohibé par la loi »[2]. Par définition, dans la discrimination indirecte l’intention de discriminer n’est pas prise en compte, c’est uniquement en relation au résultat qu’elle est analysée. Autrement dit, indépendamment de la volonté de discriminer, il existe une discrimination lorsqu’il y a un effet discriminant. Est assimilé à une discrimination, selon les directives communautaires, non seulement tout comportement consistant à enjoindre à quiconque de pratiquer une discrimination à l'encontre de personnes pour des raisons prohibées par les directives (race, âge, religion, orientation sexuelle, etc.) mais aussi le harcèlement résultant de ce qu'un “comportement indésirable lié à la race ou à l'origine ethnique, la religion, l’orientation sexuelle, etc., se manifeste, qui a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant”.

D’après O. De Schutter, « à la lecture des directives communautaires deux approches de la discrimination indirecte apparaissent : La première approche est celle de l’impact disproportionné, c’est-à-dire lorsqu’une mesure apparemment neutre frappe en fait un nombre plus important des membres d’un groupe déterminé. C’est cette approche qui retient la directive 97/80 relative à la charge de la preuve dans le domaine de l’égalité des rémunérations des hommes et des femmes (ex. calcul de retraite pour les femmes travaillant à temps partiel ; affaire Bilka CJCE 1986). L’autre approche est celui des mesures intrinsèquement suspectes : la CJCE considère qu’il n’est pas nécessaire pour cette approche de constater que la disposition en cause affecte, en pratique, une proportion plus importante d’un groupe déterminé, il suffit de constater que la mesure est susceptible de produire un tel effet ». La discrimination indirecte vise ainsi un système producteur d’inégalités et non pas une volonté individuelle discriminante.

2) La modification de la charge de la preuve :

Dès lors qu'une personne s'estime victime d'une discrimination et établit (devant une juridiction ou toute autre instance compétente) des faits qui permettent d'en présumer l'existence, il incombe au défendeur “de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement”. La jurisprudence communautaire procède ainsi à un renversement partiel de la charge de la preuve en matière de discriminations indirectes.

Par ailleurs, le Conseil Européen a adopté le 15 décembre 1997 la directive relative à la charge de la preuve dans le domaine de l'égalité des rémunérations et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes que la Commission avait présentée le 27 mai 1988 (Dir. 97/80/CE relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe : JOCE n° L 14, 20 janv. 1998, p. 6). Ces principes ont été étendus à d'autres hypothèses de discriminations, telles que les convictions, la religion, le handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle[3]. Toutefois, cet aménagement de la preuve ne s’applique pas au procès pénal. Par ailleurs et afin d'éviter d'éventuelles mesures de rétorsion, les États doivent introduire “dans leur système juridique interne les mesures nécessaires pour protéger les personnes contre tout traitement ou toute conséquence défavorable en réaction à une plainte ou à une action en justice visant à faire respecter le principe de l'égalité de traitement”[4].

3) L’aménagement raisonnable :

L’aménagement est compris comme la mise en place des mesures spéciales garantissant que des groupes ayant des besoins spécifiques puissent jouir de l’égalité des chances dans tous les secteurs de la vie publique. Raisonnable signifie que les mesures à prendre doivent être proportionnées aux capacités ou aux ressources de la personne responsable. Traditionnellement l’aménagement raisonnable était associé à la garantie d’accès physique pour les personnes handicapées[5], mais il s’est étendu à toute personne qui peut faire l’objet d’une discrimination. En termes de religion par exemple, l’aménagement raisonnable au travail pourrait être assuré par des horaires flexibles permettant aux personnes appartenant à une religion minoritaire de prendre de congé religieux ou de ne pas travailler certains jours particuliers. Le manque d’aménagement raisonnable pourrait constituer une discrimination indirecte. Hormis la protection des personnes handicapées, on trouve peu de dispositions relatives à l’aménagement raisonnable pour d’autres groupes en France.

4) Le harcèlement moral :

La directive communautaire 2000/78, définie le harcèlement moral comme une forme de discrimination « lorsqu'un comportement indésirable (…) a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». La loi n° 2002-73 de Modernisation sociale du 17 janvier 2002, suivant la directive, introduit de nouveaux articles qui visent "les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ". Ces dispositions précisent qu'aucun salarié ne doit subir de tels agissements, ni être sanctionné pour en avoir témoigné ou les avoir relatés.

Il appartient au chef d'établissement de prendre toutes les mesures nécessaires à la prévention du harcèlement moral. En outre, une procédure de médiation peut être engagée par toute personne s'estimant victime de harcèlement moral.

Comme pour les discriminations, il appartient au salarié d'établir des faits permettant de présumer qu'il est victime de harcèlement, tandis que le défendeur, au vu de ces éléments, devra apporter la preuve que les agissements en cause ne constituent pas un harcèlement moral. Par ailleurs, il faut rappeler que cette même loi a introduit la répression du harcèlement moral dans le Code pénal[6].

5) Substitution des victimes :

Les mesures que nous venons de présenter ne suffisant pas toujours, il convient que “les associations, les organisations ou les personnes morales qui ont un intérêt légitime à assurer que les dispositions soient respectées puissent, pour le compte ou à l'appui du plaignant, avec son approbation, engager toute procédure judiciaire et/ou administrative prévue pour faire respecter les obligations découlant des directives”[7]. Le droit communautaire permet ainsi aux groupes d’intérêt, d’agir au nom et en représentation des victimes. Les directives établissent que les Etats membres doivent veiller à ce que les associations ou les personnes morales qui ont un intérêt légitime (par ex. syndicats, associations de défense des droits de l´homme) puissent pour le compte ou à l’appui du plaignant et avec son approbation engager toute procédure judiciaire et ou administrative pour assurer l’application de la norme anti-discriminatoire.

6) Alternatives à la voie judiciaire :

Le droit communautaire prévoit uniquement la création d’agences pour l’égalité en matière de lutte contre les discriminations raciales. Certains pays ont choisie de créer une agence par catégorie discriminée (Royaume Uni) d’autres, comme la France, ont opté pour la création d’une seule autorité universelle. Soulignons que la HALDE va plus loin de ce qui est demandé par la directive aussi bien par rapport aux champs prohibés (outre l’emploi, elle connaît des discriminations dans le logement, l’accès à l’administration, l’éducation, les loisirs, etc.) qu’aux catégories couvertes. En effet, outre la nationalité, l’origine, le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle, l’âge, la religion ou les convictions, la Haute autorité traite aussi des discriminations fondées sur l’activité syndicale, la situation de famille, la grossesse, l’apparence physique, le patronyme, l’état de santé, les caractéristiques génétiques et les mœurs.

7) Politiques de prévention :

Le droit communautaire invite les Etats membres à prendre “les mesures appropriées afin de favoriser le dialogue entre les partenaires sociaux en vue de promouvoir l'égalité de traitement, y compris par la surveillance des pratiques sur le lieu de travail, par des conventions collectives, des codes de conduite, et par la recherche ou l'échange d'expériences ou de bonnes pratiques”. Il encourage également les partenaires sociaux à conclure des accords établissant des règles de non-discrimination[8]. Le droit communautaire s’efforce également à favoriser “le dialogue avec les organisations non-gouvernementales concernées qui ont un intérêt légitime à contribuer à la lutte contre la discrimination fondée sur la race ou l'origine ethnique” (idem, art. 12). Enfin, il oblige les Etats membres à désigner “un ou plusieurs organismes chargés de promouvoir l'égalité de traitement entre toutes les personnes sans discrimination fondée sur la race ou l'origine ethnique” (idem, art. 13).

La politique de prévention se fonde à la fois sur une logique d’assimilation visant l’égalité de traitement par la valorisation d’un point de vue indifférentialiste sur l’ensemble des employés et une gestion de la diversité par la valorisation de la différence, dans une logique de l’individualisation (présence d’handicapés, femmes, minorités visibles…).

8) L’action positive :

Les actions positives sont encouragées par le droit européen afin de neutraliser ou tout au moins affaiblir les effets d´une discrimination historique et garantir l’égalité des chances. L’action positive s’entend du traitement préférentiel accordé aux membres d’un groupe désavantagé, afin de compenser les désavantages qui, pour ces membres, résultent de cette appartenance. L’action positive relève d’une justice de groupe et non d’une justice purement individuelle. Elle est une mesure correctrice et temporaire qui tend à instaurer une égalité matérielle entre les différents groupes sociaux. C’est dans le paragraphe 4 de l’article 2 de la directive 76/207 que nous trouvons la première référence du droit communautaire à la discrimination positive : « La présente directive ne fait pas obstacle aux mesures visant à promouvoir l'égalité des chances entre hommes et femmes… ». Les directives 2000/43 dans son article 5 et 2000/78 dans son article 7 confirment que « pour assurer la pleine égalité dans la pratique, le principe de l'égalité de traitement n'empêche pas un État membre de maintenir ou d'adopter des mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés (aux motifs protégés) ».

Constituent d’exemples d’actions positives les places réserves aux diplômés d’origine rom dans les stages de la Commission européenne, les quotas de catholiques réservés dans la police de l’Irlande du Nord ou les places réservés aux étudiants des ZEP à l’Institut de Sciences politiques de Paris.

Quelques recommandations

Malgré les avancées juridiques apportées par le droit européen, il reste encore beaucoup à faire, sinon pour éliminer tout au moins pour affaiblir le phénomène discriminatoire. Outre la voie répressive, il est nécessaire de développer des véritables stratégies préventives. La recherche et l’éducation me semblent les chemins privilégiés pour y parvenir. En effet, il est nécessaire de bien connaître l’origine et les manifestations de la discrimination pour la combattre intelligemment. Les études scientifiques doivent, en ce sens, se concevoir non seulement comme des traités d´érudition mais aussi comme des outils susceptibles d’aider à la construction de la preuve des discriminations indirectes. Pour ce faire, le juge doit disposer de statistiques sérieuses et fiables produites par des organismes compétents.

Les politiques européennes et les outils juridiques qui les mettent en œuvre ont besoin d´abord d´une carte des discriminations suffisamment lisible qui permettra de bien connaître les groupes exclus pour que le renversement de la charge de la preuve, les aménagements raisonnables, la substitution des victimes dans le procès et l’action positive ne soient pas simplement un répertoire de bonnes intentions.

Daniel Borrillo

[1] Comme le souligne J. Chevalier, « l’Etat-providence est sous-tendu par le souci de lutter, non pas contre les discriminations, mais contre les inégalités de toute nature ». « Lutte contre les discriminations et Etat-providence » in Borrillo, D. (Dir.), Lutter contre les discriminations, Paris, La Découverte, 2003, p. 41.

[2] Art. 2 b) Directive 2000/43/CE

[3] Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail.

[4] Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique.

[5] Ainsi, L'article 5 de la directive relative à l'égalité en matière d'emploi dispose que les employeurs ont l'obligation de procéder à des aménagements raisonnables pour les candidats et employés handicapés. Cela signifie que les employeurs sont tenus de prendre les mesures qui s'imposent pour permettre à une personne handicapée d'accéder à l'emploi ou à la formation, sauf si ces mesures imposent à l'employeur une charge disproportionnée. Des aménagements raisonnables comprendraient, par exemple, la mise en place d'un accès pour les fauteuils roulants, l'ajustement des horaires de travail, l'adaptation des équipements de bureau ou, simplement, la redistribution des tâches entre les différents membres d'une équipe.

[6] Art. 222-33-2

[7] Directive 2000/43/CE.

[8] Dir. n° 2000/43/CE, 29 juin 2000, art. 11, § 2

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