Tel est le titre du livre que Véronique Fournier, cardiologue et médecin de santé publique vient de publier (Robert Laffont 2010). L'auteure dirige le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin qu'elle a créé en 2002.
L'ouvrage développe et analyse des cas cliniques concrets, qui nous interpellent sur la vie, la procréation, la maladie, la mort et sur la mise en œuvre des technologies biomédicales modernes par la médecine. Le sous-titre de l'ouvrage est excellent : « quand les histoires de vie bouleversent la morale publique ».
Le Centre d'éthique clinique de Cochin conduit ses démarches dans des situations extrêmes qui sont induites par la capacité et la maîtrise de biotechnologies nouvelles. Nous pénétrons dans leur pratique avec des récits de patients confrontés au don d'organe de donneurs vivants au profit d'un proche.
Nous sommes ensuite interpellés par de nombreuses situations. Les problèmes de décisions que posent aux parents et médecins les handicaps lourds découverts en cours de grossesse sur les fœtus ou à la naissance. La conduite de grossesse à risque d'une femme lourdement handicapée. Les souffrances des transgenres et les questionnements des médecins qui doivent répondre à une demande de chirurgie de changement de sexe. Les irrésistibles désirs d'enfant d'une femme, impossibles à satisfaire à cause de sa stérilité irrémédiable et le cheminement vers une recherche de mère porteuse. Les recours aux techniques d'AMP (Assistance Médicalisée à la Procréation), utilisations des banques de sperme ou dons d'ovocytes, dans le cas de couples confrontés au désir d'enfant, souvent à un « âge avancé ».
La très grande qualité de l'ouvrage est de concrètement décrire la complexité des situations rencontrées et les révoltes des personnes qui se heurtent à des contraintes juridiques, réglementaires et culturelles. En parallèle nous découvrons également le désarroi et le besoin d'aide des soignants confrontés à ces demandes et qui font appel à l'assistance du Centre d'éthique clinique.
Véronique Fournier illustre d'une manière pertinente et vraie ce qu'énonce Robert Misrahi (le Philosophe, le Patient et le Soignant, p.110) sur l'éthique générale :
« Mais parce que cette éthique générale est concrète elle se déploie toujours, comme le désir lui-même, dans une situation singulière et se donne toujours pour tâche de résoudre des problèmes singuliers pour accéder d'une façon singulière à ce but qu'est l'existence comblée... Nous n'avons pas à définir une éthique de la vie, qui serait spécifique mais à observer les incidences de l'éthique sur les pratiques relatives à la santé et à la vie. Nous avons donc à réfléchir maintenant sur l'éthique et la santé, sur l'éthique et la vie, et non pas sur l'éthique de la santé ou de la vie. »
La démarche éthique part d'une valeur essentielle, l'autonomie de la personne, « source de forces qui deviennent comme décuplées par la fragilité consécutive à l'épreuve ». En face de ce besoin de liberté d'action, la pression qui est exercée sur la personne par le pouvoir de l'État est loin de la « neutralité éthique», comme le démontre Ruwen Ogien (La Vie, la Mort, l'État). Véronique Fournier en déduit: « La loi a été jusqu'ici conçue comme défensive. Elle a été construite sans souci des effets ravageurs qu'elle pouvait avoir au niveau des individus. »
Véronique Fournier n'aborde pas la fin de vie. J'ai été frappé par la très grande similitude qu'il y a entre certaines situations analysées et la demande d'assistance à l'euthanasie. C'est particulièrement éclairant dans toutes les pages consacrées à l'AMP où des développements entiers de l'ouvrage pourraient être transposés aux démarches d'assistance à la fin de vie. Cette analogie entre naissance et mort est tout, sauf fortuite.
Un bel ordonnancement a été construit qui pourrait bien se déliter rapidement. Véronique Fournier évoque trois raisons pour cette évolution, que je résume ainsi :
1. Les personnes supportent de plus en plus mal les oukases de la société en ces matières. Les demandeurs contestent le fait que la loi s'autorise à réguler ce que beaucoup considèrent comme du strict domaine de leur intimité. Ils vivent cela comme un abus de pouvoir et une intrusion intolérables.
2. Il n'y a plus de certitudes morales ou religieuses qui soient capables de faire consensus. La véhémence des débats publics est particulièrement perceptible dans le domaine de la demande d'aide à l'euthanasie.
3. Le doute émerge chez les soignants, doute qui devient malaise chez les médecins confrontés à des décisions difficiles.
Cette situation ouvre un boulevard à la marchandisation du corps, facilitée par la mondialisation des échanges dans « le Bazar bioéthique » où tout s'achète, le rein d'un paysan chinois, le ventre d'une mère indienne pour porter son enfant, l'ovocyte de l'étudiante moldave, tout ceci accompagné d'une prestation de service de haut niveau. Une médecine réservée aux riches qui peuvent payer pour compenser leurs manques et tenter de calmer leurs souffrances, en exploitant le corps des pauvres.
Pour Véronique Fournier, cette dérive doit être vigoureusement combattue. Je suis totalement en accord avec elle quand elle déclare : « Je plaide pour que la loi de bioéthique devienne une loi relative aux droits des malades, une loi de solidarité vis-à-vis d'eux, plutôt qu'un loi d'interdiction morale au service d'une quelconque bonne conscience ou bien-pensance collective. »
Elle est en cela inspirée par le souci de l'autre, qui privilégie les démarches guidées par une volonté de bientraitance /non maltraitance, éclairées par des valeurs de solidarité. Son projet recherche « le juste plutôt que (la tentation) du bien ».
Comme sa pensée s'est développée sur sa pratique clinique, la position du médecin est très longuement et finement décrite. Les avancées considérables des biotechnologies transforment en profondeur la Société entière, ce que mesure l'accroissement vertigineux de l'espérance de vie. Mais ces transformations affectent encore plus profondément l'exercice de la médecine et la définition des politiques de santé publique. Non seulement dans la pratique quotidienne de leur art, mais aussi dans les modes de relations entre soignants et soignés et les évolutions de l'organisation du système de santé.
Je partage l'intuition de Véronique Fournier quand elle suggère que la solution se trouve dans la transformation de la relation entre le médecin, qui doit s'écarter d'une pratique bornée par des standards et hantée par la peur du juridico-médical, et le patient, qui doit considérer que la relation avec son soignant est radicalement différente d'une transaction marchande.
Je parle de la fin de vie dans ma note de lecture d'un livre...qui n'aborde pas le sujet ! À mon âge, la mort me concerne à court terme et je suis totalement solidaire de ceux qui perçoivent dans la législation bioéthique actuelle, comme dans la loi sur la fin de vie, un abus de pouvoir et une intrusion intolérables.
Merci à Véronique Fournier de nous fournir autant d'arguments pertinents pour faire évoluer nos valeurs et demain nos lois et nos pratiques.