Le système de Solidarité mis en place à la Libération est mis à mal par l’évolution économique et sociale dans un univers sanitaire transformé par les progrès biotechnologiques. Les coûts de la santé explosent et représentent maintenant 11% du PIB en France (206 milliards d’€ en 2007). L’accès au soin devient de plus en plus inégalitaire, par rapport à une demande et une offre qui explosent, ce qui est en contradiction complète avec les finalités de couverture des soins par la Sécurité Sociale.
Deux livres sont parus cet été 2009 pour exprimer ce constat, ouvrages signés par Jean-Michel Laxalt, Président de la MGEN, et Didier Tabuteau, professeur à Sciences Po, deux experts reconnus sur le Plan des Politiques de Santé :
Jean-Michel Laxalt « Et si demain la Sécurité Sociale éclatait » Jacob-Duvernet
Didier Tabuteau « Dis, c’était quoi la Sécu ? » L’Aube
L’amélioration des conditions de vie, d’alimentation et d’hygiène se conjugue avec l’accroissement de l’efficacité de la médecine pour provoquer un vieillissement explosif de la population, dont l’espérance de vie croit encore d’un trimestre par année. La banalisation de la consommation de soins rend impossible le contrôle et la régulation du financement du Système de Santé, dont les modalités d’organisation et de gestion sont devenus totalement obsolètes.
Le constat des deux auteurs converge d’autant mieux que l’ouvrage d’entretien de Jean-Michel Laxalt commence par un dialogue avec…Didier Tabuteau, dont l’essai contient sans doute tout ce qu’il n’a pu dire ou faire passer dans l’autre ouvrage.
La Sécu est donc mise à mal. Pour les deux auteurs, les décisions politiques qui se profilent risquent d’accélérer la crise de notre solidarité nationale.
L’intérêt des deux ouvrages est de mettre en perspective l’importance des choix et des réorganisations indispensables : Solidarité et/ou Assurance, telle est l’alternative. L’orientation du Pouvoir Politique actuel est claire : il faut aller vers plus d’assurance (pour limiter les prélèvements obligatoires), mais, si possible, en conservant système de solidarité, (préserver une couverture minimale pour les plus pauvres ou éviter un affrontement brutal avec les partisans de la solidarité ?).
L’autre questionnement concerne le fonctionnement du système de soin lui-même. Public et/ou Privé, tel est l’autre choix. Le Service Public Hospitalier est comme jamais sur la défensive. Les investisseurs privés clament haut et fort qu’ils sont beaucoup plus efficaces. Tout en passant sous silence les dysfonctionnements croissants de l’organisation des soins de ville pratiqués par des professionnels avec un statut « libéral ». Tout en évitant les questions sur le refus de soins et les dépassements d’honoraires, qui provoquent l’inégalité croissante des réponses aux besoins en fonction de la solvabilité des malades. Tout en éludant les contraintes de continuité d’offre de soins dans le temps et l’espace (notamment urgences et déserts médicaux…).
L’échange entre Claude Bébéar et Jean-Michel Laxalt est passionnant. Plaidant l’efficacité des systèmes assurantiels et de la gestion privée, Claude Bébéar souhaite ouvrir au marché le contrôle de flux financiers considérables où il y a du grain à moudre et des profits à engranger pour le secteur de l’Assurance. Les arguments pour une meilleure efficacité ne sont pas dénués de pertinence. Cependant, Claude Bébéar passe sous silence deux arguments :
1. Le système public de solidarité et de soins est devenu une machine bureaucratique, contrôlée par un corpus réglementaire et enserrée dans des contraintes corporatistes : il existe donc des marges de progrès considérables pour le Service Public.
2. La recherche du profit entraîne inéluctablement des dérives que la crise actuelle illustre au plus haut point.
Une perspective intéressante est ouverte par le dernier dialogue du livre de Jean-Michel Laxalt. Un éminent sociologue, Michel Wieviorka, met en évidence une évolution des personnes dans la société :
« Pour en venir aux questions de fond que vous formulez, la première qui se pose à nous revient à se demander si nous vivons dans une société atomisée ou non. Derrière cette formule se profile l’idée d’un monde, ou de façon plus limitée la société dans laquelle nous évoluons, s’affirme comme de plus en plus individualiste et que l’individualisme progresse de manière essentiellement négative. Individu rime avec égoïsme ; les individus seraient passifs en dehors de ce qui concerne leurs seuls intérêts. L’individu est un homo economicus qui cherche à maximiser son profit, son intérêt, son utilité…Mais ce que nous appelons individu revêt également une autre face…Je parle plutôt de « Sujet »…Le Sujet est l’individu qui entend être maître de son expérience, maîtriser son existence. Être Sujet individuel n’interdit pas le choix de s’engager collectivement…
Comment puis-je être Sujet de ma propre existence, si je n’admets pas que les autres êtres humains puissent l’être également ?...
L’idée de Sujet peut aussi se prolonger par celles de responsabilité collective, de citoyenneté, de participation à la vie de la Cité, de solidarité, beaucoup plus facilement, me semble-t-il, qu’avec l’idée d’un individu rationnel qui consomme et qui jouit. Ainsi la poussée contemporaine de l’individualisme présente deux dimensions : la première correspond à la volonté d’accéder aux fruits de la modernité,…la société de consommation ou la société du spectacle,…la deuxième face correspond à des Sujets soucieux de produire par eux-mêmes leur expérience et conscient que cela n’est possible qu’en considérant l’effort et le droit des autres à se construire. »
Sujet et non consommateur, je revendique d’être l’acteur de ma santé et de ma fin de vie, tout en rendant hommage à l’aide apportée par les professionnels compétents et dévoués que je consulte. Si cette évolution de comportement individuel se multiplie, elle aura d’importantes incidences sur les choix dans le système de santé.
Les deux ouvrages posent le problème de la Santé Publique sur le plan des valeurs et finalités que l’on recherche. L’organisation du système sanitaire sera-t-elle de nous permettre de conserver la santé, mourir en bonne santé, en quelque sorte, dans un environnement solidaire? Ou bien, un système de soins qui optimise des processus gérés par les acteurs professionnels et les entreprises, sous le contrôle financier des investisseurs et des assureurs, maximisant la rentabilité de leurs investissements ?
La puissance des pressions sociales et économiques entraînées par la situation présente, l’ampleur des enjeux et l’universalité des questions à résoudre, les questionnements éthiques entraînés par les progrès de la science et des techniques biomédicales font que le débat collectif ouvert depuis les États Généraux de la Santé ne peut se clore.