Je rentre cette année dans ma quatre-vingtième année ! Me sentant directement concerné, je m’autorise une franchise de ton qui s’écarte du politiquement correct pour parler de l’hébergement en fin de vie. Je vois le très lent déclin physique de ma génération qui est la première à largement bénéficier d’une aussi grande longévité. Je vois aussi partir de nombreux amis. Un glissement insensible vers une inexorable disparition prochaine. La mort est d’autant plus redoutée que sa venue n’est jamais envisagée.
Tiziano Terzani échangeait ainsi avec son fils en 2004 :
« Alors, Papa, tu as vraiment accepté de mourir ? »
« Tu sais, je voudrais vraiment éviter ce verbe « mourir ». Je préfère de loin l’expression indienne « quitter son corps », que tu connais aussi bien que moi. En fait, mon rêve est de disparaître, comme si le moment du détachement n’existait pas. »
La fine è il mio inizio ! [1]
Le récit de vie de Tiziano Terzani a profondément marqué ma réflexion. Je ne construirais certes pas comme lui de « Gompa » au fond de mon jardin pour abriter le moment où je quitterai mon corps. Je me contenterai de ma tanière actuelle. Cette disparition ne devrait, je l’espère, en aucun cas avoir lieu dans un lieu collectif et anonyme.
Mon refus de l’hébergement en EHPAD est la décision d’un nanti qui a les moyens matériels et intellectuels d’éviter cette ultime étape et qui a des mandataires pour faire respecter ce choix, s’il perd son discernement, comme l’exprime sans détour le Professeur Claude Got[2]. En effet, le libre choix du lieu de sa fin de vie est un leurre, sauf pour la minorité qui a les ressources pour rester chez elle lorsque la dépendance lourde arrive, soit moins de 10% de la population actuelle, sauf sacrifice d’un conjoint ou d’un enfant, une fille en général.
Nous n’avons pas de repère historique pour construire les structures adaptées à l’évolution actuelle qu’induit l’allongement récent et considérable de la fin de vie. Les personnes de soixante-dix ans sont la première génération qui a accompagné la fin de vie de parents nonagénaires. Une très douloureuse période que je ne souhaite en aucun cas faire vivre à mes enfants ou petits-enfants.
Et pourtant, plus de 650 000 personnes finissent leur vie en France dans des institutions[3], dont tous les sondages montrent l’image désastreuse dans l’opinion publique, puisque 82% des personnes n’envisagent cette solution que contraintes et forcées. Ce ressenti s’exprime dans tous les sondages qui font émerger la crainte de la maltraitance et l’angoisse d’une douloureuse dernière étape, une mal mort.
Le désespoir et la tristesse sont prégnants dans les institutions d’hébergement des personnes âgées. Le taux de suicide y est deux fois plus élevé qu’au domicile, comme le rapporte la Revue Prescrire dans son étude d’avril 2005 sur le suicide des personnes âgées.
Les témoignages de maltraitance violente surgissent de manière éruptive. L’émission de France 2 de 2006 où le récit d’une journaliste dissimulée dans la peau d’une agent de service avait provoqué une réaction maladroite de la Secrétaire d’État, illustre la mauvaise information des Pouvoirs Publics sur les conditions de vie en EHPAD.
De nombreux livres sont rédigés à partir d’investigations faites par des journalistes et des témoignages de soignants et de médecins :L’Or gris,On tue les Vieux,On achève bien nos vieux,Vieux et malades : la double peine,Douze Gériatres en colère... Ces ouvrages témoignent de cas extrêmes de violences physiques et morales, comme de la maltraitance ordinaire. Ils soulignent le malaise et le burn out des personnels, des personnes simples , peu formées, souvent immigrées, désarmées devant leurs fonctions, écrasées par leur charge de travail.
La maltraitance ordinaire[4] est au moins aussi fréquente qu’à l’hôpital. Les mécanismes d’inspection par les tutelles sont d’autant moins efficaces qu’ils concernent plus de 8000 établissements. Si des signalements sont confirmés, les autorités sont devant des situations très difficiles à résoudre car il faut d’abord trouver de nouveaux hébergements aux pensionnaires, avec, cerise sur le gâteau, des problèmes sociaux et financiers de licenciement du personnel, victime collatérale de dysfonctionnements organisationnels. Les signalements sont d’autant moins nombreux que les proches des pensionnaires s’interdisent de dénoncer les dérives qu’ils peuvent constater. Ils redoutent les représailles sur la personne âgée fragile hébergée. Ils n’ont plus l’énergie de chercher une solution alternative, si elle existe. Enfin, si signalement il y a, son expression est tellement discrète qu’elle n’a aucun autre effet que d’occulter encore plus les soufrances.
Les gestionnaires d’établissement sont confronté à deux problèmes : les bas niveaux de rémunération des personnels et les ratios d’effectifs imposés par l’encadrement des tarifs. La maltraitance ordinaire résulte à la fois du manque de compétence d’un personnel éprouvé par la dureté des tâches à accomplir dans des délais et des plages de temps beaucoup trop contraints. L’administration met en avant l’amélioration de la (mauvaise) organisation et la mutualisation des moyens généraux pour justifier sa position. Arguments technocratiques de bureaucrates qui n’ont jamais géré d’entreprise de service : le ratio officiel de 0,5 ETP par personne hébergée est une illusion. Il permet au mieux un peu plus d’une heure d’assistance personnelle auprès de la personne âgée dépendante ! Ce ratio est très bas comparé à de nos proches voisins européens : ceci explique largement pourquoi dans le nord de la France les familles préfère faire héberger leur vieux parents en Belgique.
La situation des établissements est aggravée par le changement de la population hébergée survenu depuis vingt ans. Une grande étude sur les données 2007 vient d’être publiée par la DREES en 2011. Elle pointe que l’âge moyen d’entrée en EHPAD atteint 86 ans, la durée moyenne de séjour a diminué (deux ans) et surtout l’état des personnes hébergées est très dégradé : affections neuropsychiatriques (87%), déficience cardiaque (75%), démences (42%) pertes de compétence (25%) polypathologies (6 en moyenne), entrainant plus de 6 traitements avec les risques iatrogènes importants...
J’ose mettre en cause la production de bonnes pratiques et de normes d’organisation, proposée par les Tutelles publiques. Un EHPAD n’est ni une banque, ni une usine de montage d’automobiles, d’autant que ces techniques de management y sont maintenant largement mises en cause. Pourquoi s’obstiner à introduire des outils normatifs inadaptés aux conséquences perverses comme le management par la qualité imposé, le contrôle de gestion, le management par objectifs, les illusions de l’économie d’échelle,... ?
La situation actuelle montre que les familles ne décident l’hébergement que lorsque le maintien à domicile n’est plus possible : la décision d’hébergement est de moins en moins le fait des vieux eux-mêmes, l’histoire de la petite vieille prenant son balluchon pour le poser en maison de retraite relève d’un passé révolu.
Une telle décision se fait en général sans joie et la mauvaise conscience des filles et des fils des vieux dépendants a des conséquences sociétales importantes. Une société ne se construit en effet pas à partir de consentements individuels et la marchandisation est un mécanisme destructeur. La croissance du secteur marchand s’est construite sur cette faille. Les difficultés financières structurelles du secteur public et associatif ont ouvert la porte à des opérateurs privés qui écrèment le marché le plus rentable.
Je proteste vigoureusement contre un système qui siphonne le patrimoine des classes moyennes au profit d’opérateurs qui dégagent un cash-flow de plus de 20% sur leur chiffre d’affaire. Le montant consacré peut représenter plusieurs centaines de milliers d’euros dans le cas d’une dépendance lourde de plusieurs années. De nombreux témoignages montre que cela ne correspond souvent pas à un service à la hauteur des sacrifices. Je cite pour l’exemple le cas, hélas banal, d’un EHPAD parisien, dont le coût de journée est de 150€, où la famille doit venir pour alimenter leur mère et où le coucher se passe fréquemment à 17 heures !.
Je n’ai pas de solutions à une situation dramatique concernant plus de 650 000 vieillards lourdement dépendants. Le débat n’est pas technique mais politique et concerne tous les citoyens, pas uniquement les professionnels, comme c’est actuellement le cas.
Je pose pour conclure quelques questions :
· Pourquoi une telle omerta sur cette situation oùtout le monde souffre : la personne en fin de vie, sa famille et ses proches et le personnel qui les assiste ?
· Comment briser le cercle vicieux qui entraîne la société à des expédients en face des conséquences négatives d’uneévolution de l’allongement de la durée de vie par ailleurs formidablement fructueuse ?
· Pourquoi rechercher des solutions dans la médicalisation des pratiques et/ou considérer que la prolongation de la vie est une finalité pertinente ?
· Comment écarter le déni de la mort pour parler sereinement et ouvertement de cet instant inéluctable et des conditions dans lequel il survient dans une société où il n’y a plus de mort naturelle [5]?
« La disparition de la mort serait en effet
la vraie mort de l’homme ».
Robert Redeker
[1] Tiziano Terzani La fin est mon commencement Éditions des Arènes 2008
[2] http://www.etsilesvieuxvivaientencore.com/cec_journal3.php
[3] En 2007 : Ehpad plus de 500 000, Maisons de retraites 30 000, Logements foyers 110 000, USLD 17 000
[4] Un état des lieux fondé sur des témoignages d'usagers et de professionnels : la maltraitance « ordinaire » dans les établissements de santé - Étude de Claire COMPAGNON et Véronique GHADI pour la HAS
[5] Ouvrage Collectif Il n’y a pas de mort naturelle Éditions Mon Village 2010