Il fut arrêté à l'aéroport de Chicago, en ce mois de mars, et aussitôt remis aux autorités en vue d'une expulsion.
Comme lui, de par le monde, chaque année, des passeurs de mots tentent de déjouer les contrôleurs du vocabulaire, entre deux ports, deux aéroports, ou au passage de nos frontières.
Le mois dernier encore, la ville de Budapest fut le théâtre de l'arrestation d'un passeur qui n'en était pas à son coup d'essai, puisqu'il avait été respectivement arrêté à Tel Aviv, puis Istanbul, avant de passer deux semaines en rétention près de Roissy, à Paris. A nouveau relâché, faute d'avoir été pris en flagrant délit, ses mots s'étant envolés lors de son interpellation à l'ouverture de sa valise, il avait donc pris la direction de la Hongrie, qui sera sa dernière destination, alors qu'il pensait de là rejoindre Moscou. Jugé, il a été condamné à avoir la langue tranchée, selon la législation en vigueur.
Mais revenons au profil du passeur intercepté à Chicago, ville bien connue parce qu'elle fut un haut lieu de la prohibition, de la corruption et du grand banditisme.
Nous apprenons au fil de l'enquête qu'il aurait été détecté lors de son embarquement à Londres, et suivi tout au long de son parcours. Ventriloque, il voyageait avec une marionnette, dupant ainsi les contrôles, puisqu'il avait ingéré les pages des livres qu'il emportait avec lui. La marionnette semblant ainsi ne proférer que des mots sans suite, à l'appel de son nom, le passeur passait ainsi incognito.
Mais qu'a-t-on découvert en passant ce passeur aux rayons X ? Les pages d'un livre d'Orwell en partie digérées, dont la couverture semblait porter la date de 1984. La brigade du vocabulaire de Chicago annonce déjà qu'ainsi l'infraction serait prescrite, mais se réserve des investigations plus poussées. Nous conserverons son anonymat tout en mentionnant qu'il est d'origine étrangère.
Ce traffic de mots, que d'aucuns nomment déjà "vocatraffic", se développe dangereusement et, même s'il est le fait de passeurs ou passeuses solitaires, met en péril la censure internationale, au même titre que le terrorisme. Personne n'hésite d'ailleurs à parler de terrorisme intellectuel, sur toutes les chaînes d'information nationales.
A mots couverts, des services d'investigation du vocabulaire désignent déjà une possible source, d'origine scientifique, qui contrôlerait des laboratoires du langage, et produirait à grande échelle. Alors qu'on les croyait éradiqués à jamais, les mots de la culture seraient désormais cultivés in vitro, faisant fi des changements climatiques en cours.
Cette concurrence avec les Intelligences Artificielles officielles est illégale, et, comme je le rappelais plus haut, punie d'une forte peine, ici d'étranglement, là d'émondation, ailleurs d'isolement.
Mais qui sont ces consommateurs de mots de contrebande ? Et faut-il les poursuivre, partant du principe qu'il n'y a pas de traffic ni de marché sans consommateur. Ici une loi serait sans doute nécessaire pour ce faire, la législation actuelle étant muette sur le sujet.
Les trafiquants ne manquent pas d'ingéniosité pour leur activité illicite. Livres, bandes sonores, conversations téléphoniques, réseaux cryptés, la liste est longue. Mais le nerf du traffic reste le voyageur passeur, comme l'actualité le démontre, la répression, l'inculture et la censure faisant un travail remarquable dans les autres domaines.
Il est même des passeurs qui ne passent que des lettres en désordre, le mot étant ensuite reconstitué après son arrivée.
Espérons que ce fléau des mots ne vienne corrompre notre jeunesse, lui apporter à nouveau des maux nouveaux, et souhaitons que le vocabulaire officiel et reconnu par nos IA reste entre les mains de nos éducateurs qui l'éduque. Nos cours de récréations doivent être protégées de ce traffic. Déjà, l'interdiction des langues étrangères est un bon début, qui accompagna la transformation de ce qui fut autrefois des bibliothèques, en salles de sport et d'entraînement militaire. Si j'avais mon mot à dire, j'y ajouterai une pratique régulière de minutes de silence, devant le portrait de nos dirigeants aimés. Il faut savoir cultiver la mémoire de celles et ceux qui surent réduire au silence des générations entières, par la vertu du travail. Le travail rend libre.
Et s'il en existe encore, qui disent, "On ne peut plus rien dire", rappelons leur, qu'ils le disaient déjà autrefois, avant que ne soit établie la censure libertarienne qu'ils appelaient de leurs voeux à grands cris et gestes désordonnés.
Et notre devise n'est-elle pas "Qui ne dit mot consent" ?