Apparenter les propositions d’André Gorz pour accéder à un socialisme écologique, au quadruple remède (1) d’Épicure, peut paraître un peu audacieux, j’en conviens. Mais souvent il me plaît de rapprocher ces deux philosophes qui à mon avis, poursuivent les mêmes buts fondamentaux : favoriser l’épanouissement de l’être humain et la recherche du plaisir de vivre ensemble. Pour André Gorz, le socialisme du XXIème siècle, ce socialisme du possible, n’est pas à conquérir par un coup de force révolutionnaire mais à construire en gagnant sur la mégamachine capitaliste
« des espaces de plus en plus étendus où puisse s’épanouir librement une « logique de vie », et à rendre le système compatible – par ses orientations, ses techniques, les limites de l’espace qu’il occupe, les restrictions et les règles auxquelles son fonctionnement est soumis – avec ce libre épanouissement. Elle ne sera jamais achevée, cette perpétuelle action d’orienter, de modeler, d’assujettir le système à une rationalité – celle de l’épanouissement des individus – qui n’est pas la sienne. Le socialisme ne peut ni ne doit être conçu comme un système de rechange ; il n’est rien d’autre que l’au-delà du capitalisme sur lequel ouvrent des mouvements sociaux quand ils luttent pour un développement modelé selon les besoins vécus des gens, rattaché à leurs aspirations et à leurs intérêts. Cette lutte n’est jamais gagnée ni perdue définitivement. Elle continue et continuera. » (2)
C’est pour caractériser dans un sens écologiste et socialiste le contenu de ces luttes, qu’il définit quatre urgences objectives, ainsi résumées par Arno Münster: (3)
– La subordination de la rationalité économique à une rationalité écologique et sociale, qui est totalement incompatible avec le paradigme capitaliste de la maximisation du rendement et du profit.
- La décroissance de la production des marchandises grâce à une auto-limitation des besoins, décroissance qui devrait être une véritable « déclaration de guerre » à l’égard du productivisme capitaliste.
– La création, grâce à une durée du travail de plus en plus réduite, d’une sphère croissante de mise en commun communautaire, de coopération volontaire et auto-organisée, d’activités auto-déterminées de plus en plus étendues.
– Le droit à un revenu découplé du travail.
Quelle stratégie ? Dans la préface à Capitalisme, Socialisme, Écologie, Gorz constate que,
« en tant que système, le socialisme est mort. En tant que mouvement et force politique organisée, il agonise. Tous ses buts naguère proclamés sont périmés. Les forces sociales qui le portaient sont en voie de disparition. Le socialisme a perdu sa dimension prophétique, sa base matérielle, son « sujet historique » ; sa philosophie du travail et de l’histoire est démentie par l’Histoire et par les changements techniques qui conduisent à l’extinction sinon du prolétariat, du moins de la classe ouvrière. » (4)
Malgré cela, « aussi longtemps que nous ne disposerons pas d’un autre terme pour désigner le dépassement du capitalisme, la référence au socialisme devra être maintenue, à condition toutefois de le redéfinir. » (5)
Pour André Gorz, la construction de cet écosocialisme est une longue marche révolutionnaire, étrangère à la fois au réformisme des socialistes français, allemands ou anglais et au mythe de la révolution au « grand soir » ou de la grève générale insurrectionnelle.
Dans Réforme et Révolution (6), déjà, il affirmait que l’avènement du socialisme
« ne résultera ni d’un aménagement progressif du système capitaliste, tendant à rationaliser son fonctionnement et à institutionnaliser les antagonismes de classe ; ni de ses crises et de ses déséquilibres, dont le capitalisme ne peut éliminer les causes ni les effets, mais qu’il sait empêcher désormais de revêtir une acuité explosive ; ni d’un soulèvement spontané des mécontents (…). Il résultera seulement d’une action consciente et à long terme dont le début peut être la mise en œuvre graduelle d’un échelonnement cohérent de réformes, mais dont le déroulement ne peut être qu’une succession d’épreuves de force, plus ou moins violentes, tantôt gagnées, tantôt perdues, et dont l’ensemble contribuera à former et à organiser la volonté et la conscience des classes travailleuses. » (7)
Il s’agit d’une phase préparatoire permettant
« le passage de l’antichambre du socialisme au socialisme (…) quand la conscience de l’antagonisme fondamental a pénétré les masses et quand le rapport des forces permet le renversement de la situation. » (8) Elle « enclenche un processus menant au seuil de la crise et de l’épreuve de force finale. Le choix de cette stratégie résulte de la nécessité de créer les conditions objectives et subjectives, de préparer les positions de force, sociales et politiques, sur la base desquelles la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière deviendra possible. » (9)
Notes:
(1) - Michel Onfray, qui a remis Epicure au goût du jour dans sa Contre-histoire de la philosophie, nous fait savoir que la pensée du célèbre philosophe de l’Antiquité se résume parfois à ces quatre thèses :
1 – Il n’y a rien à craindre des dieux car ces dieux, qui sont matériels comme tout un chacun, n’ont rien à faire des hommes
2 – il n’y a rien à craindre de la mort (tant qu’on est là, la mort n’est pas là, quand la mort est là, on n’est plus là, donc elle ne nous concerne pas)
3 – On peut supporter la douleur (ou elle est radicale et elle vous emporte, ou elle n ‘est pas radicale et on peut la supporter
4 – On peut atteindre le bonheur.
(2) - Capitalisme, socialisme, écologie Editions Galilée 1991 p. 37-40
(3) - André Gorz ou le socialisme difficile Nouvelles éditions Lignes 2008 p. 94
(4) - Capitalisme, Socialisme, Écologie op. cit. p. 9
(5) - ibid. p. 14
(6) - Editions du Seuil, 1969
(7) - op. cit. p. 205-206
(8) - Lelio Basso : Les perspectives de la gauche européenne Les Temps modernes, février 1967
(9) - ibid. p.207