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Billet de blog 4 juin 2010

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Les morts sacrées et les sacrés journalistes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En Belgique, un type présent lors d'une séance en Justice de Paix (l'endroit où l'on juge les affaires de voisinage et autres broutilles), a sorti un flingue et a descendu la juge et son greffier. On ne sait pas encore pourquoi.

Ce qui me frappe – au-delà du drame personnel pour les victimes et leurs familles – c'est la réaction de la presse : cinq pages dans le journal « Le Soir », un bon quart d'heure aux infos télé et sans doute la même chose pour les autres média.

Et des titres plutôt parlants. « Un drame qui touche au sacré » par exemple. On aurait descendu un chirurgien, un épicier, un garagiste, un prof, une infirmière, un employé de bureau, un facteur, etc, les choses auraient été différentes. Même des « sacrés » du genre curé-imam-rabbin-sorcier-gourou n'auraient peut-être pas bénéficié d'autant de pages dans les journaux. Pourtant, les simples travailleurs ne doivent-ils pas pouvoir, eux aussi « remplir sereinement leur mission » en étant « préservés des injures, des menaces et des pressions. Et bien sûr des agressions physiques (...) » ?

On sait pourtant que ce n'est pas le cas : des travailleurs se suicident à cause des cadences imposées, ou bien ils meurent dans des accidents de travail et de toute façon les ouvriers meurent en moyenne 7 ans plus tôt que les cadres supérieurs. Dans le genre « préservés des pressions », on fait mieux. Mais ça ne fait jamais cinq pages dans les journaux.

Donc, on fait comme si la Justice était sacrée. Soyons de bon compte : elle s'appuie sur des textes de loi qui sont votés majorité contre minorité. Cette minorité n'est pas forcément convaincue (c'est une litote) de la légitimité des lois. Il lui arrive même de se dire que la majorité défend surtout les intérêts des possédants. Ce n'est pas très sacré. Surtout aux yeux de ceux qui se sentent floués.

Le geste du tueur n'était sans doute pas porté par des considérations politiques de cet ordre. Un fou ? Un colérique ? Peu importe. Son acte aurait été tout aussi insupportable s'il avait touché un autre travailleur dans l'exercice de ses fonctions. Mais on n'en aurait pas fait une telle publicité dans les média.

C'est qu'il est particulièrement crucial de présenter la Justice comme au-dessus des conflits sociaux. C'est aussi que nos sursauts d'horreur sont très hiérarchisés et que le statut social des victimes gouverne les réactions des faiseurs d'opinion.

Par exemple, dans le cas qui nous occupe, on fait un foin pas possible parce que la mort touche au tribunal plutôt qu'à l'usine, et on en remet une couche en respectant la hiérarchie entre les deux victimes.

« Le Soir » fait presque 5 pages, dont une demie qui est consacrée à la personnalité des personnes ainsi décédées. La magistrate est évoquée quatre fois plus longuement que le simple greffier et sa photo est deux fois plus grande. Pire à la télévision. La chaîne la plus regardée en Belgique francophone consacre dix minutes à la magistrate (interviews de collègues, hommages en tous genres) et règle son compte au greffier en trente secondes, le journaliste signalant simplement en voix off qu'il avait femme et enfant et qu'il était proche de la retraite.

La piétaille, décidément, meurt toujours comme à Bouvines : dans la discrétion.

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