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Billet de blog 12 février 2010

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Deux vieux cons au cinoche

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Je suis allé au cinéma aujourd’hui.
Le cliché veut que ce soit une ouverture sur l’univers n’est-ce pas.
On y rencontre, le dimanche après-midi, quand les jeunes s’ennuient, une foule plutôt dense qui nous met effectivement en contact avec le vaste monde.
Premier constat : on sent tout de suite que nous sommes plus de six milliards. Rien que dans cette salle, on était déjà un vaste troupeau. Que l’on menait où exactement ?
Non, pas à l’abattoir. Personne n’est mort sur le coup dans la salle. Mais sur l’écran par contre, oui, il y a eu beaucoup de morts. Au moins autant que de survivants dans la salle.
« Quelqu’un ici a-t-il entendu parler d’un film sans explosions, sans gendarmes, sans voleurs, sans armes ? ». Lorsque j’ai posé la question, debout dans le noir, face à la foule assise, ils se sont tous levés et m’ont abattu de 6 milliards de balles dans la tête parce que je faisais écran à l’écran. Non, ce n’est pas vrai, ils ne m’ont pas tué. D’ailleurs je ne me suis pas levé et je n’ai rien dit.
J’ai compté les balles qui sifflaient et les cris des mourants. Et j’ai subi les désagréments du voisinage.
Parce que le vaste monde du cinéma n’est pas tendre avec les derniers croulants qui s’y rendent.
Je croyais que les gens y allaient pour y voir des images extraordinaires, mais je me trompais.
Ils y vont pour manger du pop-corn en couple. Et l’odeur du pop-corn, c’est tout sauf appétissant. Je parle bien de l’odeur. Le goût, j’ai souvenir que c’est supportable ; avec un peu de concentration on parvient même à le distinguer du carton dans lequel il est présenté et qui est moins sucré.
Donc, nous avions derrière nous des grignoteurs de pop-corn, et devant nous aussi. Puis sont venues deux rongeuses sur notre droite, alors que le film avait déjà commencé. Il était d’ores et déjà totalement impossible de respirer, d’autant que le représentant mâle du couple arrière dégageait en plus une forte odeur de parfum.
Avez-vous remarqué que c’est fait ? Que les gamins d’aujourd’hui ont été captés par les mercantis vendeurs de « sent-bon ». Moins mesurés que leurs compagnes, moins subtils et moins familiarisés avec la pratique, ils s’aspergent devant leur miroir et ne cessent d’arroser que lorsque l’air de la salle de bain est totalement saturé. Oui, je fais une incise, là. Nous avons un fils de cet âge qui a décidé d’éliminer toute autre odeur de la surface terrestre. Et comme nous sommes de bons parents compréhensifs, nous sommes allés, pour Noël, lui acheter une bouteille d’eau de toilettes (le s à « toilettes », c’est voulu). Nous avons longuement parlementé avec la vendeuse qui a accueilli nos sanglots avec un semblant de compréhension et nous a expliqué que, toutes marques confondues, il existait exactement deux versions de parfum pour homme : à base de tabac ou de citron. Elle a bien voulu convenir avec nous que les odeurs étaient dans les deux cas absolument écoeurantes mais que ce n’était pas grave puisque « ils aimaient ça » et que leurs jeunes compagnes devaient sans doute avoir pris l’habitude. Ah ! le bon temps où nous mettions du patchouli pour couvrir les odeurs de cannabis et où c’étaient les narines de nos vieux qui …tournaient de l’œil.
Fin de l’incise.
Nous étions là en train de capter avec difficulté les quelques maigres molécules d’oxygène égarées lorsque, un quart d’heure après le début du film, trois gamins sont venus s’installer à notre gauche. Ils n’avaient pas de pop-corn ! Rien que des bouteilles de boisson gazeuse américaine dont ils tiraient de grandes lampées à force de bruits de vidange. Ma compagne s’est d’ailleurs tournée vers moi et m’a chuchoté : « Faut pas oublier d’appeler le plombier demain ». Dans le vacarme ambiant, sa communication ménagère ne dérangeait personne d’autant que les engouffreurs de pop-corns des différents horizons s’étaient semble-t-il entendus pour mastiquer de concert, couvrant de leurs mandibules les bruits d’explosion à l’écran.
Hélas, hélas, nos retardataires de gauche, en s’installant, ont manifestement perdu quelque chose qui a dû rouler à terre. Ils se sont mis tous les trois à chercher toute affaire cessante, le cul relevé, la face à terre, slalomant parmi les sièges, allumant et éteignant leurs téléphones portables pour en tirer la vague lueur qui devait couronner de succès leur quête. J’ai prétendu plus tard qu’ils s’aidaient de grands reniflements pour repérer l’objet dans le noir, mais ce n’est pas vrai. Je ne sais pas ce qu’ils ont perdu et je ne sais pas s’ils l’ont retrouvé mais en moins de quinze minutes, le calme est revenu et j’ai même eu l’impression qu’ils commençaient à s’intéresser au film.
C’est alors que nous avons pu nous y intéresser aussi. Les bruits de mastication avaient presque cessé. L’odeur était toujours là, tenace, capable de surcharger l’atmosphère à la seule force des cartons vides qui continuaient d’exhaler leur pestilence.
Le type de devant a commencé à s’agiter. Il avait manifestement reçu un message sur son téléphone portable et tenait sa petite boîte en l’air, agitant devant lui une jolie lumière bleue qui parvenait à nous distraire des grenades lancées par de sombres méchants sur de lumineux gentils. Puis il a reçu un second message et il y a répondu. Alors le film a commencé à le lasser (pas assez d’explosions peut-être ?) et il a joué avec sa petite machine (je parle toujours du téléphone, là). Nous lui avons demandé gentiment de cesser de le brandir sous notre nez et il s’est enfoncé dans son siège de telle manière qu’il ne dépassait plus rien.
Heureusement, son ennui a été de courte durée et le générique de fin nous a permis de retrouver le calme de la rue et l’air pur du centre ville enfumé.
Il me reste une question.
Si vraiment les cinéphiles ( ?) désirent aujourd’hui pouvoir se comporter comme à la maison, boire, manger, discuter et échanger des recettes de parfums, pourquoi ne leur offre-t-on pas à l’entrée un espèce de zapette, collée sur la boîte de pop-corn, et qui permettrait d’arrêter le film à chaque fois que l’un ou l’autre ressent l’envie d’aller aux toilettes ou de téléphoner à ses copains, ou d’aller chercher une deuxième portion de maïs en carton, ou encore de chasser les moustiques à grands renforts de fragrances diverses ? On se lèverait tous pour se dégourdir les jambes et attendre son retour et on pourrait même en profiter pour changer les filtres de nos masques à gaz.

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