Hier soir, lassé d’une journée de travail durant laquelle je m’étais acharné à traduire le « Manifeste du Parti communiste » en grec ancien (c’est très compliqué, d’autant que je ne connais pas cette langue…), je me suis effondré devant la télévision (preuve de mon appartenance aux classes « industrieuses » : les classes dirigeantes, elles, regardent peu la télévision) et j’ai commencé à passer d’une chaîne à l’autre (une quinzaine que je comprends) pour constater que la même émission passait sur chacune d’entre elles (je vous devine, vous imaginez qu’il s’agit d’Haïti, non, pas du tout) : on y voyait des gens à la figure patibulaire (pas tibulaire du tout même) poursuivre (en brandissant des armes à feu) d’autre gens (très fâchés eux aussi) et tirant comme des furieux (à l’époque des « films de cow-boys, on tenait son pistolet d’une main et on abattait une mouche à 20 mètres facilement ; aujourd’hui, on se doit de tenir le flingue à deux mains en pivotant sur soi-même le plus souvent possible, mais on tire à côté la plupart du temps (et il vaut mieux, parce que vu le nombre de coups de feu, un bon degré de précision des tirs priverait rapidement de ses acteurs n’importe quel film d’action), ah, oui - où en étais-je dans ma parenthèse principale ? - , donc, on tire à côté (du moins lorsqu’il s’agit des protagonistes principaux, les personnages secondaires pouvant mourir tant qu’ils veulent) et le combat se termine à coups de pieds et de poings entre le grand méchant et le grand gentil (on a même droit en général, pour le même prix, à une furieuse séance de Kung Fu (ou autre chinoiseries à la mode), curiosité d’ailleurs abondamment utilisée dans un film d’action se passant sous Louis XV (« Le Pacte des Loups », consternant navet et preuve supplémentaire de mon addiction populaire à la télé) et dont la précision historique ne semble pas être l’argument principal (à moins que Marco Pollo ait aussi ramené les arts martiaux chinois dans ses bagages, sans me prévenir)), donc, on tire à côté disais-je, mais vous n’en avez pas marre de ces parenthèses qui s’ouvrent et se ferment tout le temps ?)) : ce sont des films policiers. Allez, on change même de phrase. Et de paragraphe.
Le titre des séries change, l’action a lieu aux Etats-Unis souvent, mais aussi en Angleterre, en Allemagne ou en France ; le but est toujours le même : montrer aux misérables ploucs que nous sommes et qui sont branchés sur la télé, que les pouvoirs publics se préoccupent intensément de notre sécurité (ce qui est une manière de nous dire qu’en sécurité, nous n’y sommes pas et que la police est donc notre (meilleure) amie, et que si nous sommes sages elle sera gentille, et que nous recevrons une sucette (en forme de bulletin de vote)).
Ce qui me frappe aussi dans ces séries, c’est que les policiers ont le choix entre deux manières d’être. Soit ils font « pan ! pan ! t’es mort ! », soit ils marchent d’un bureau à l’autre, dans un couloir du commissariat, en tenant une tasse de café à la main. A mon avis, à l’heure de choisir les acteurs, c’est le test qu’on leur fait faire : tenir une tasse de café en marchant, devisant et éventuellement - pour les plus doués d’entre eux - avalant une gorgée. Mais pourquoi cette tasse de café ? Vous me direz qu’il faut bien remplir le vide : un acteur qui n’a plus d’arme à la main n’est tout simplement plus crédible. Mais il y a autre chose aussi. Le flic-au-flingue, c’est le héros qui va sauver la veuve et l’orphelin (et accessoirement la civilisation occidentale quand il en a le temps), mais quand vous lui mettez la tasse fétiche entre les pattes, il devient un homme ou une femme comme tout le monde fragile, réel, avec des problèmes de couple ou d’enfants à l’école, il a peur de grossir lui aussi, il s’inquiète pour les cheveux qui tombent, il ne sait pas quel cadeau il va faire à son conjoint, il aime les hamburgers, l’agneau à la menthe, la choucroute ou la tartiflette, et vous devinez tout ça sans aller dans le marc de café mais rien que dans la tasse.
Bref, c’est un être humain comme nous.
Il est nous.
Nous sommes lui.
Nous sommes donc du côté des gentils.
Ouf !
Et dire que j’avais bêtement cru pouvoir me distancier du pouvoir.
Dites - entre parenthèses - vous avez remarqué à quel point l'abus de parenthèses - peut nuire à la limpidité d'un texte (même quand il est à ce point sans corps qu'il coule entre les doigts). L'info qui nous est déversée par la télévision, c'est cela, une suite de parenthèses : la terre a tremblé en Haïti (ben oui, vous aviez raison finalement, je parle d'Haïti), on nous décrit l'horreur puis on nous met entre parenthèses les séquences sur le sauvetage du bébé, de la vieille dame, de la jeune ado (on n'a pas encore eu droit au petit chien, mais ça ne saurait tarder), vient alors la parenthèse de la pub qui vante les mérites de tampons hygiéniques ou de la nouvelle 4X4 (pour Port-au-Prince, c'est pratique...), et c'est après la série policière décrite ci-dessus qu'on vous remet une séquence sur Haïti, l'horreur (et la parenthèse sur les courageux sauveteurs de votre pays qui font du si bon boulot), puis l'horreur encore un peu, le bébé sauvé encore une fois et le couplet sur votre magnifique patrie qui envoie des millions d'euros d'aide (entre parenthèses, calculez un peu combien ça fait par citoyen : en Belgique, la générosité de l'Etat atteint la somme époustouflante de 1 euro par habitant, oui, y compris les bébés).
Billet de blog 23 janvier 2010
Billet d'humeur entre parenthèses
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