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Billet de blog 26 avril 2012

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Gare aux trains en train d'attendre sans entrain en gare

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vous vivez une fin de journée comme une autre. Celle du 25 avril de l’an 2012. Vous avez bossé toute la journée à Bruxelles et vous souhaitez rentrer chez vous à Lille.

Bon, certains diront « Pourquoi à Lille et pourquoi pas à Tombouctou ? ». Où ? Tombouctou. Bref, c'est comme ça, ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui.

Lille ? C'est vrai qu'il ne faut plus trois jours à cheval pour faire le trajet. Encore que.

Vous êtes donc gare du Midi, mais il est 18h. On vous a annoncé une demi-heure de retard. Rien de grave. Vous avez l'habitude. Vous savez que votre train vous déposera à Lille et qu'il continuera ensuite vers Londres. Sans doute prend-il des forces pour ce long voyage périlleux. Périlleux ? Vraiment ? Oui, vous allez voir.

Sitôt installé dans votre siège de seconde classe, au milieu de la piétaille populaire puant la patentée sueur, on vous annonce par hauts-parleurs un petit retard supplémentaire dû à un problème électrique. Cela aussi, vous le comprenez très bien. D'ailleurs, autour de vous, la foule prolétaire opine elle aussi : il faut de l'électricité pour faire avancer le train, tout le monde le sait.

Reste donc à lire son journal. Sauf que vous l'avez déjà lu le matin. Un livre peut-être. Zut, oublié au bureau. Pas question de dormir comme vous le projetiez dans vos rêves bureaucratiques : l'effervescence, autour de vous, est aussi bulleuse que celle de l'impossible aspirine dont vous commencez à sentir la nécessité.

Et puis, il y a ces annonces à intervalles réguliers : le train va partir dans dix minutes. A chaque fois, un frisson d'acmé parcourt le wagon.

Au bout d'une heure d'attente, les gens autour de vous commencent à s'énerver. C'est vrai. Il faut les comprendre. Ils poireautent et se disent que la soupe du soir sera froide. Ils voient à côté d'eux, la quai de la gare du Midi avec ses promesses de coup de vent frais, d'ondée bienvenue, de zéphyr aux senteurs de voyage. Les moins poétiques y voient même la possibilité de fumer une cigarette. Mais ils n'ont pas le droit de sortir du train !

Non, pas le droit on vous dit !

Interdit !

Attention ! Sinon, c'est la police, le commissariat, la CIA, le tribunal de La Haye, l'opprobre de tous les medias.

D'ailleurs, vous ne pouvez tout simplement pas quitter le wagon : il est fermé. Oui, vous êtes en prison. Si vraiment vous voulez à tout prix sortir, au risque de voir se dresser contre vous la « Communauté internationale », il faudra briser la vitre sacrée, vous saisir du marteau magique et démolir les fenêtres qui vous coupent du monde extérieur. Ou bien actionner la « sonnette d'alarme » qui entraînera peut-être, si tout va bien, l'ouverture des portes. Ensuite, bien sûr, vous serez fouillé par la maréchaussée qui, constatant que vous ne portez aucune bombe sur vous, s'inquiétera d'autant plus – et fort logiquement – puisqu'elle en tirera la conclusion que vous avez laissé la bombe quelque part dans le train.

Parce que c'est ça le problème !

Ce train, au départ d'un pays étrange, va dans deux pays étrangers, dont le second, peuplé d'anglo-saxons suspicieux, est au bout du tunnel. Tous les passagers sont des terroristes en puissance. Certains d'entre-eux, les plus félons, vont descendre en gare de Lille, ce qui leur permettra d'échapper aux conséquences de l'explosion qu'ils auront programmée au milieu du tunnel. Tous les passagers mourront, le tunnel sera détruit, la Grande-Bretagne de nouveau isolée du continent et il faudra tout recommencer à zéro : Guillaume le Conquérant, Hastings, etc.

Sans compter que le coupable de ce gâchis sirotera tranquillement une bière française dans un café de Lille, ce qui est, vous l'admettrez, du plus mauvais goût, tant sur le plan de la morale que celui de la bière.

Mais revenons au raisonnement.

Si vous êtes un terroriste suffisamment lâche pour descendre en gare de Lille, rien ne vous retiendra de sortir en gare de Bruxelles, juste après avoir déposé votre bombe sous votre siège. C'est pour ça qu'on interdit à quiconque de sortir du train (et on précise « pour votre propre sécurité » ce qui pose tout de même la question de savoir en quoi il est plus « sécure » de rester dans un train potentiellement explosif que d'en sortir).

D'aucuns pinailleront – on les entend d'ici – et clameront que les terroristes, d'ordinaire, se font joyeusement sauter avec tout le monde.

Certes, mais on ne sait jamais.

D'autres se récrieront qu'on n'a pas le droit d'enfermer qui que ce soit contre sa volonté, fût-ce dans un train. Et ils auront raison. Mais la lutte contre le terrorisme donne tous les droits.

Les derniers s'étonneront qu'on n'installe pas des portiques de détection à l'entrée du quai.

Mais il y en a !

Et l'on vous y palpe aussi. Et l'on y vérifie votre identité. Et l'on vous regarde bien dans les yeux pour y déceler des traces de duplicité.

Mais on n'est jamais assez prudent, n'est-ce pas.

Vous êtes dans ce train de la mort depuis deux heures maintenant. Sur le quai d'en face, le train rapide pour Paris est parti. Vous vous dites qu'il suivra les mêmes voies jusqu'à Lille et que toute l'électricité disponible lui est sans doute réservée.

Finalement, on vous donne tout de même l'autorisation de sortir sur le quai.

Mais sur le quai seulement ! Il faudra remonter dans le train ensuite.

Certains d'entre-vous se dirigent malgré tout vers la sortie où ils butent contre un barrage de la police. On devine derrière eux les pompiers, l'armée, les chars, les ambulances.

A force de négociations, trois d'entre-vous parviennent à quitter la gare. On ne sait trop quel air benêt a convaincu les pandores de vous laisser la liberté. Ils vous ont demandé vos papiers, votre ticket et vous ont fait promettre solennellement de ne pas chercher à remonter dans le train, car sinon ils seront obligés de le « stériliser » (oui, c'est le terme qu'ils ont utilisé).

Voilà, vous êtes dans la ville et vous vous rendez chez vos vieux parents pour y passer la nuit. Mais un doute vous prend. Et si ce n'était qu'un piège ? Si les forces de l'ordre ne vous avaient laissé échapper que pour mieux vous suivre ? N'avez-vous pas entendu comme un bruit d'hélicoptère au-dessus de vous ? L'avez-vous ouï ? Non, mais ça ne saurait tarder.

Décidément, un monde où il faut stériliser les trains en retard est infiniment dangereux.

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