Par Daniel DERIVOIS[1]
« C’est surtout d’Haïti que doit partir l’exemple ».
Firmin, Paris, 11 mai 1885
Forces des armées ou désarmées ? Haïti est une force occultée. A un moment où ce pays est en proie à une violence protéïforme – conséquence de multiples traumatismes – un devoir de mémoire s’impose pour en rappeler les dimensions militaire, intellectuelle, mystique, empathique et trans-générationnelle.
S’il s’agit du premier peuple noir à avoir conquis sa liberté et son indépendance le 1er janvier 1804, c’est la force militaire qui a permis à l’armée indigène, avec peu de moyens techniques, de vaincre les troupes expérimentées de Napoléon. L’expérience haïtienne de la stratégie militaire a été élogieusement confirmée par de « nombreux Haïtiens qui, dans les rangs de l’armée française, ont fait la Grande Guerre » ainsi que « sur les champs de batailles d’Europe, d’Asie, d’Afrique »[2]. Le Général Toussaint Louverture (nom donné par ses soldats pour son ouverture d’esprit) en est un symbole fort mais n’oublions pas Jean-Jacques Dessalines, le père de la nation, « doué d’une énergie, d’un talent militaire »[3] ainsi que les nombreux autres généraux et soldats, tous déterminés à mettre un terme à l’esclavage racial et à donner à tous leur dignité.
Cet objectif s’est poursuivi au niveau intellectuel concernant le racisme scientifique. Dans son ouvrage « De L’égalité des Races Humaines »[4] rédigé en exil depuis Paris, dans lequel il démonte savamment les thèses racistes, raciales et antisémites du Comte de Gobineau au 19ème siècle (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1854), le diplomate haïtien Anténor Firmin incarne cette force intellectuelle qu’illustrait déjà Louis Joseph Janvier (L’Egalité des Races humaines, 1884), reprise par Hannibal Price (De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, 1898). Ces œuvres ont continué d’irriguer la pensée haïtienne jusqu’à inspirer un Jean Price Mars (Ainsi parla l’Oncle, 1928) ou encore plus récemment le politologue et historien Leslie François Manigat[5], autant d’intellectuels qui, par leur hauteur de vue, leur vision à long terme, ont su laisser un héritage à de nombreuses générations coupées de la dimension spirituelle, mystique de leur histoire.
Car la force mystique (dont le vodou est un symbole) longtemps diabolisée par tout un système éducatif et religieux a été déterminante dans l’avènement de 1804[6]. En dépit des divergences de vue des historiens sur la Cérémonie du Bois-Caïman, le système de croyances ancestrales des esclaves a été un outil non négligeable dans la bataille de Vertières. C’est la force de l’Esprit et des esprits[7], héritée de la terre des ancêtres africains et des Taïnos (période précolombienne), qui a rendu possible la conquête de l’Indépendance haïtienne considérée au 19ème siècle comme une « anomalie », une « hérésie » sur la scène internationale[8].
Les dimensions militaire, intellectuelle et mystique servent de cadre pour le déploiement d’une force empathique qui a permis non seulement au peuple haïtien de s’identifier à l’autre soi-même mais aussi aux autres peuples de pouvoir s’identifier à Haïti. Dans un 19ème siècle des nationalismes, tout en se constituant comme nation, Haïti était déjà au-delà des nationalismes étroits en déclarant l’égalité de tous les êtres humains. Peu importaient la nationalité ou la couleur de peau, étaient « nègres »[9] ou « haïtiens » tous ceux qui partageaient cet esprit de liberté. L’article 44 de la constitution de 1816 stipule que «Tout africain, indien et ceux issus de leur sang, nés des colonies ou pays étrangers, qui viendraient résider dans la République, seront reconnus haïtiens». Cette possibilité a été offerte à tous les peuples du monde. Un français, Billaud-Varennes a été reconnu « haïtien », « nègre » à son arrivée en Haïti. Hospitalier, prônant une solidarité intercontinentale, ce peuple a ouvert les bras aux persécutés du nazisme (Juifs polonais, libanais, Syriens, etc.) ainsi qu’à tous les peuples opprimés de l’Afrique, de l’Amérique latine et de la Terre, partout où l’humanité de l’homme a été bafouée.
Faut-il alors ajouter la force de l’universel ou la force de l’Âge. Quand et où est Haïti ? 1804 est un instant, un moment d’un long processus d’affranchissement de soi dans la généalogie de l’homme. Le peuple haïtien a l’âge de l’Histoire. Il incarne l’ouverture à soi et à l’autre. Difficile de le situer en 1804 ou dans ses 27750 Kms carrés. Patrimoine de l’humanité, aux « racines profondes et nombreuses » (Toussaint Louverture), Haïti est une posture panhumaine, transgénérationnelle, transnationale, une « lumière pour l’humanité »[10], une œuvre d’art[11] issue des traumatismes de l’Histoire.
Comment se fait-il que cette œuvre d’art soit devenue cette « horde primitive » qui a perdu sa dimension empathique et ne reconnait plus les siens comme des frères « autres humains » mais comme des ennemis à abattre ? Est-ce seulement une identification inconsciente à l’agresseur, traces de restes traumatiques non élaborés ? Quelle est la part de cynisme aux niveau national et international ? Comment traiter la pathologie mentale des commanditaires et exécutants impliqués dans l’incendie d’universités, de bibliothèques, d’hôpitaux et lieux de culte ?
Où est passée la force haïtienne ?
Aujourd’hui, ce peuple qui a été « en avance sur l’horloge mondial »[12] est dégénéré, déchu, dépouillé de lui-même. A l’image de la suppression des forces armées d’Haïti en 1994, les forces d’Haïti ont été désarmées. Aux frontières pan-humaines haïtiennes s’est substituée une déshumanisation généralisée. Dans un contexte mondial de non assistance à l’humanité en danger[13], s’identifier à l’Haïti de 1804 relève de l’urgence. Il s’agit d’une identification à la liberté, à la dignité de l’être humain. Il faut une solidarité ontologique qui permet de reconnaître son humanité à tout être humain, de la Palestine à l’Ukraine, d’Israël à la Russie, du Soudan au Congo, en passant par « Haïti, la Mecque, la Judée de la race noire, le pays où on doit aller en pèlerinage une fois dans sa vie, car c'est là que le nègre se fait homme [14]».
Il est urgent de mobiliser tous les Haïtiens, de chair, de sang, surtout d’esprit, héritiers de la liberté aux quatre coins de la terre à un sursaut épistémologique, ontologique, spirituel, mystique pour réarmer Haïti et notre humanité commune.
[1] Professeur des Universités en psychologie et psychopathologie, psychologue clinicien. Université de Bourgogne Europe.
[2] Nemours, A. A.(1925). Histoire militaire de la guerre d’indépendance de Saint-Domingue. Tomes 1 et 2. Editions Fardin, 2004.
[3] Firmin, A. (1885). De l’égalité des races humaines. Une anthropologie positive. L’harmattan, 2003.
[4] Ouvrage occulté pendant de nombreuses années.
[5] Manigat, L. (2009). La crise haïtienne contemporaine. Collection du CHUDAC.
[6] Casimir, J. (2004). Pa bliye 1804. Souviens-toi de 1804. FOKAL
[7] Derivois, D. (2012). L’hypothèse d’une résilience de l’Esprit et des esprits en Haïti. Sciences croisées, 1 (11) ; p.1-9.
[8] Manigat, L. (2009). La crise haïtienne contemporaine. Collection du CHUDAC.
[9] Derivois, D. (2023). https://theconversation.com/pour-lutter-contre-le-racisme-mieux-comprendre-le-mot-negre-199905
[10] https://revue.alarmer.org/tenebres-de-lesclavage-lumieres-de-la-revolte-une-lettre-de-victor-hugo-a-exilien-heurtelou-1860/
[11] Derivois, D. (2011). https://lenouvelliste.com/article/94511/haiti-est-un-acte-createur
[12] Manigat, L. (1999). Interview à Telemax. https://www.youtube.com/watch?v=pVRIKKJS0bc
[13] Derivois, D. (2023). Haïti, angle mort. https://esprit.presse.fr/article/daniel-derivois/haiti-angle-mort-44369
[14] Hannibal P. (1898). De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti. Editions Fardin.