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Le Semeur : en hommage à Rémy Leveau
parGilles Kepel
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Politique étrangère
2005/2 (Été)
- Pages : 240
- Affiliation : Numéros antérieurs disponibles sur www.persee.fr
- ISBN : 9782200920555
- DOI : 10.3917/pe.052.0241
- Éditeur : Institut français des relations internationales (IFRI)
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Avec la disparition de Rémy Leveau, décédé subitement le 2 mars, tous ceux qu’il avait formés dans la nouvelle génération des spécialistes français et étrangers du monde arabe se retrouvent orphelins.
Professeur émérite à Sciences-Po, où il avait effectué l’essentiel de sa carrière, Rémy Leveau, issu d’une famille normande, avait entrepris ses premières recherches, sous la direction de René Rémond, sur les agriculteurs beaucerons. Rejoignant sa jeune femme enseignante au Maroc, il se prend de passion pour ce pays alors nouvellement indépendant. Coopérant affecté au ministère de l’Intérieur, il est chargé notamment de l’organisation des élections – une plongée soudaine dans la sociologie électorale maghrébine qui fournira la matière de sa thèse, publiée aux Presses de Sciences-Po, Le Fellah marocain défenseur du trône – où l’on retrouve les agriculteurs et l’univers rural. Est-ce cette attention au monde de la terre et de l’ensemencement qui lui donnera cette vocation de semeur de talents ? Cette infinie patience doublée de ruse, attentive aux mutations de fond plus qu’aux caprices du temps, des modes ou des puissants d’un jour, à l’instar du fellah qui connaît le rythme des saisons ? Sa thèse, que dirige Maurice Duverger, en fera le major de la première agrégation de science politique et l’ouvrage qui en est issu demeure la référence de la sociologie politique marocaine. Cela lui ouvre les portes du mandarinat universitaire, mais il lui préfère une carrière moins classique qui va se consacrer tout entière à façonner le champ des études sur le monde arabe, utilisant pour cela des outils qu’il forgera lui-même en fonction des besoins.
Sans être arabisant lui-même, il comprend très tôt que ce qui lève au sud de la Méditerranée avec l’indépendance des anciennes colonies ne se réduit pas à l’application des théories en vogue au quartier latin et dans certaines chancelleries. Il faut greffer les sciences sociales sur l’orientalisme classique, transformer les unes par l’autre et réciproquement. L’Université ne le comprend pas ? Les mandarins regardent de haut ce jeune collègue qui veut faire bouger les barrières des disciplines ? Il ruse et fait inviter au Maroc la plupart des grands anthropologues américains et britanniques à l’instar de Clifford Geertz, d’Ernest Gellner ou de John Waterbury qui en tirent des ouvrages fondamentaux et fécondent la recherche française par hybridation. Il perçoit aussi très vite que le changement ne peut se produire s’il n’investit pas lui-même de l’intérieur les institutions où se décide – et se finance – le devenir des études sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. C’est avec cette idée de derrière qu’il deviendra sous-directeur de la coopération universitaire au ministère des Affaires étrangères, après et avant des séjours au Liban et en Égypte. Ses innombrables voyages sont prétexte à élargir ses horizons, à repérer de nouvelles idées et des techniques, qu’il va acclimater pour poursuivre le but qui est le sien. Mais le prix à payer en est le temps considérable qu’il doit consacrer à l’administration, et l’empêche d’écrire ou de mener des recherches lui-même autant qu’il l’aurait souhaité. À la fin des années 1970, son cours à Sciences-Po sur le Moyen-Orient lui offre l’occasion d’identifier désormais, dans la jeune génération, les premières pousses auxquelles il va offrir tous les moyens pour croître et réaliser leur vocation – mettant la sienne propre entre parenthèses et veillant au grain pour protéger les prémices de sa moisson face aux rapaces et aux maraudeurs. En 1980, il crée au Caire le CEDEJ – Centre d’études franco-égyptien en sciences sociales – qui est alors un lieu d’incubation intellectuelle exceptionnel. Des jeunes chercheurs enthousiastes y découvrent la société égyptienne, s’en imprègnent, et produiront les premiers ouvrages qui marquent le renouveau des études sur le monde arabe en France, la greffe des sciences sociales sur l’orientalisme – la génération Leveau.
De retour en France au début des années 1980, il saisit immédiatement – un jour où il voit à la télévision les grévistes de l’usine Talbot occupée faire la prière vers La Mecque en bleu de chauffe tandis que Khomeiny vitupère ses anathèmes plus loin dans le journal télévisé – l’importance que va revêtir l’étude de l’islam en Europe. Là encore, il bouscule les cloisonnements disciplinaires, hybride la sociologie des migrations avec ce que nous avons mis à l’épreuve au Moyen-Orient. Ce seront les premiers travaux sur l’islam en France, avec le volume Les Musulmans dans la société française, qu’il co-dirige, dès 1987. En même temps, il systématise l’essai fructueux qu’il a réalisé en Égypte : il crée à Sciences-Po en 1985 un DEA puis une filière de doctorat spécialisé sur le monde arabe contemporain, où seront formés des jeunes français, arabes, européens, mêlant l’exigence linguistique à l’excellence de la formation aux sciences sociales. L’école est née – d’où sortent aujourd’hui les meilleurs et qui attire en France et bien au-delà de ses frontières, ceux qui désirent mettre leur pas dans le sillon de Rémy Leveau.
La plupart des étudiants d’aujourd’hui, pourtant, l’ignorent : ayant refaçonné le champ, l’ayant abrité contre les vicissitudes, le laboureur passe les mancherons à ses enfants et retourne à ses amours premières. Il se consacre de nouveau à la recherche, passe trois années à Berlin, au centre Marc-Bloch, rédige de nombreux articles, un livre sur le Maghreb, Le Sabre et le Turban, anime d’innombrables colloques. Des drames privés assombrissent sa vie – il en parle peu et porte avec dignité le poids d’épreuves terribles. Le Dieu qu’il aimait nous l’a brusquement arraché au matin du 2 mars.
Pour citer cet article
Kepel Gilles, « Le Semeur : en hommage à Rémy Leveau », Politique étrangère, 2/2005 (Été), p. 241-242.
URL : http://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2005-2-page-241.htm
DOI : 10.3917/pe.052.0241