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[Avril 2003]
Depuis $Shot (prononcer Money Shot) et son exploration de l'imaginaire fétichiste et pornographique, la force des propositions chorégraphiques et plastiques de Jennifer Lacey et Nadia Lauro ne se dément pas.
Jennifer Lacey, chorégraphe, et Nadia Lauro, artiste visuelle, ont forgé une relation privilégiée dans la mise en place d'un processus de recherche qui évolue de manière continue et qui éprouve, au gré de leurs différentes propositions, les contours déjà flous de l'objet chorégraphique. Avec la série d'installations Châteaux of France, elles décontextualisaient les corps au statut ambigu de $Shot en les transportant vers des lieux publics à caractère monumental... $Shot était devenu une matrice.
Au cours de leurs collaborations, Lacey et Lauro semblent devoir compter l'une sur l'autre. Comme si les environnements de Nadia supportaient les interventions de Jennifer, et inversement. Sans jamais tenter de s'accommoder parfaitement. Comme si le travail en commun participait à un renforcement de leurs autonomies: «Nous avons le même regard et nous échangeons de vraies discussions lors de l'élaboration de nos projets, sans considérer que telle partie relève de l'une ou de l'autre.» Jennifer Lacey et Nadia Lauro font aujourd'hui preuve de maturité en signant This is an Epic -littéralement: Ceci est une épopée. Créé à Brest, ce spectacle-performant est centre Georges Pompidou. Il s'agit à nouveau d'arracher la danse pour la transporter vers de nouveaux territoires.
En pénétrant dans la salle, le spectateur doit se frayer au travers d'une masse sonore écrasante. Y découvrir un plateau tapissé de jaune vif, gonflé de protubérances bleu glacier. Surveillance aérienne, talkies-walkies et traces de Jeep... l'environnement créé par Nadia Lauro intrigue. Il est pop et minimal, stimulant et aventureux. Une fois installés dans le fauteuil de salle, l'espace cesse de représenter un théâtre des opérations pour déployer une lame de fond que recouvrent, de manière égale, non concordante, les propositions de corps et les captations de son. Cliquetis, coups, grincements de porte, chuchotements... la bande-son de Jonathan Bepler participe à la mise en tension de pointillés narratifs si hétéroclites qu'ils vont constituent peu à peu une énigme. A voir une hache rangée là, ou encore une armée de theremins, le spectateur se retrouve transporté dans une atmosphère que ne renierait pas Stanley Kubrick.
Au fur et à mesure que ce concert semble ne jamais vouloir commencer, on retient l'aptitude des performers à contenir dans cet endroit une ambiance électrique, orageuse par moments. Sans qu'aucun ne souffre de la présence de l'autre, ce qui nous saisit. L'exercice est délicat. Nuno Bizarro, Rémy Héritier, Latifa Laâbissi et Anabelle Pulcini accumulent, comme Jennifer Lacey, les indices pour donner corps à leurs différences et à leurs contradictions. Chacun peut paraître tour à tour inerte, distant, excité, agressif, offert ou mystérieux. Leurs corps sont libres de sens uniques, sans pourtant être privés de sens. Au coeur de cet «objet étincelant et dilaté où la manipulation du temps devrait conduire le spectateur à un état méditatif ou contemplatif », ils creusent un mystère. Et This is an Epic se termine par une séquence qui reste complètement irrésolue, dans un état proche de l'abandon. «Autant de fragments, autant de débuts, autant de plaisirs» nous a soufflé Roland Barthes.
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Aux Presses du réel: