Une bonne part de l’humanité est désormais confinée. La pandémie que nous vivons, participe de fait à l’émergence d’une conscience planétaire. Confusément, nous ressentons l’effet papillon des causalités qui nous lie d’un bout à l’autre de notre monde. Nous manquons, à la vérité d’outils politiques adaptés pour faire face à cette situation mondiale. Ce qui nous saute aux yeux, c’est à la fois notre fragilité en tant qu’espèce vivante attaquée par un virus, et l’impréparation de nos sociétés globalisées à cette situation.
La période est émotionnellement chargée : elle suscite beaucoup d’inquiétude, d’angoisse et de peur. Tout le monde a besoin d’être rassuré et de voir des solutions proposées pour enrayer l’épidémie et retrouver un semblant de contrôle sur sa vie.
Alors, comme par réflexe, nous espérons qu’un deus ex machina vienne résoudre la crise dans laquelle nous a enfoncé la folie de notre modèle de développement. Nous parions que la technologie, et en particulier les technologies numériques qui permettent le traçage des populations nous permettront de venir à bout de l’épidémie, en permettant de surveiller nos déplacements grâce à un objet devenu si familier qu’il est une extension de nous-même, à savoir notre smartphone.
Dans un contexte de peur, ou nos défenses immunitaires démocratiques sont affaiblies par l’angoisse sourde de la mort, nos gouvernants mettent sur la table cette hypothèse. Ils avancent certes prudemment, évoquent des gardes fous et brandissent l’aspect éphémère et la réversibilité de ces dispositifs. A ce stade ils ne font, selon leurs dires, qu’évaluer l’opportunité et la possibilité technique.
Si on doit leur faire crédit du fait qu’ils soupèsent le pour et le contre, qu’il nous soit permis d’alerter sur les risques encourus.
Par expérience la croyance immodérée en la technologie désarme nos intelligences et fait déchoir nos barrières morales.
La première question à se poser est de savoir si un tel dispositif est nécessaire. Quelle preuve irréfutable peut être amené pour le justifier ? Est-on certain que l’épidémie se trouvera mieux contenue ? Comment s’assurer que cette approche n’est pas qu’un pis-aller, un fantasme technophile qui nous empêche de concentrer nos efforts sur les aspects sociaux et sanitaires de la crise ? Sur tous ces points, le citoyennes et les citoyens sont en droit d’obtenir des réponses précises, qui éclairent leur compréhension de ce qui se déroule sous leurs yeux. La transparence est une vertu de santé publique : la confiance et la solidarité nécessaires à la lutte contre la maladie, ne seront que renforcées par notre maîtrise des choix faits en notre nom pour résorber l’épidémie.
Gageons un instant que la géolocalisation des masses imaginée par le pouvoir en place serve efficacement la lutte contre le Covid 19. Si tel était le cas, il conviendrait encore de se demander quel est le prix à payer pour nos sociétés. Car nous ne pouvons disjoindre les enjeux sanitaires des autres enjeux sociaux. Au contraire l’une des leçons de la pandémie en cours, est que la complexité habite notre monde, que le court terme ne peut présider aux destinées du monde. On ne peut donc prétexter de l’urgence pour se dispenser de réfléchir aux chemins choisis pour sortir de la crise.
La surveillance généralisée de la population par l’État est une option qui présente des risques majeurs pour nos démocraties. Certaines grandes sociétés ont déjà indiqué avoir transmis aux gouvernements, notamment français des données agrégées et anonymisées, sans que nul ne connaisse ni le cadre légal, ni les données transmises, ni l’usage qui en est fait, ni la durée de conservation, ni quelconque garantie contre la ré-identification. La mise sous le boisseau de notre vie privée par une convergence inédite entre les firmes détentrices des technologies de surveillance et les états, créerait un précédent dont nul ne peut dire ce dont il serait le prélude.
Les mêmes qui n’ont rien vu venir et qui hier encore semblaient peu se soucier des moyens donnés à l’hôpital public nous disent aujourd’hui que rien n’est plus précieux que la santé et suggèrent qu’il nous faut surveiller tout le monde.
« En quoi cela vous dérange ? Vos téléphones vous géo localisent déjà. » répondent certains. Il y a bien longtemps, nous dit-on en somme, que nous avons consenti à l’établissement d’une société de surveillance. Rien n’est plus faux. Jamais les citoyennes et les citoyens n’ont été interrogés sur leurs désirs en la matière. Le divertissement a été le cheval de Troie du capitalisme de la surveillance. Nous avons troqué, sans nous en rendre compte, beaucoup de liberté contre un peu d’amusement. C’est par effraction que la société de surveillance est entrée dans nos vies. Désormais, c’est par effarement qu’elle entend progresser davantage encore. Ouvrons les yeux. Nous ne pouvons pas tout admettre au nom du Covid. Qui ne voit que c’est bel et bien notre avenir commun qui est enjeu ? Une fois l’infrastructure en place, nous n’avons aucune garantie qu’elle sera démantelée, ni qu’elle ne sera pas un jour utilisée à d’autres fins. Le déploiement de toute technologie de tracing à grande échelle n'est pas anodin et favorise un dispositif qu’il sera tentant de perfectionner par de nouvelles infrastructures de surveillance encore plus étendues, à l'aune de nouvelles crises à venir.
En Chine, un algorithme possède le pouvoir de décider ou non de la liberté de circulation des individus. En Pologne, chaque personne a désormais l’obligation d’être tracée, comme si elle portait un bracelet électronique. Ces solutions ne sont pas acceptables. Nous ne voulons pas vivre dans une dystopie. Nos libertés comptent. La surveillance de la population n’est pas une politique de santé et ne doit pas masquer les insuffisances de l’action du gouvernement dans la lutte contre l’épidémie.
Ce qui est nécessaire, c’est de dépister à grande échelle. Ce qui permettra le déconfinement et la protection de notre santé, ce sont les masques, le matériel médical, les lits d’hôpitaux, les moyens humains et financiers pour les services de soin.
La crise du coronavirus a déjà démontré combien l’égalité est en berne dans notre pays. Elle appelle à un sursaut de fraternité. Mais en aucun cas, elle ne doit nous amener à sacrifier notre liberté.