Le texte ci-dessous est issu de mon terrain de recherche mené dans le cadre d’un mémoire de Master 2 à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), soutenu en juin 2024. Entre 2023 et 2024, j’ai suivi à Paris plusieurs réseaux de microbus ukrainiens assurant des allers-retours entre la France et l’Ukraine, transportant colis et passagers. J’ai également effectué des trajets avec eux, ce qui m’a permis d’approfondir les échanges avec les conducteurs et les usagers. Le présent article propose une version accessible de cette enquête ethnographique.

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- L'ordinaire invisible des réfugiés
Dans l’espace public, nous observons un cadrage médiatique centré les questions militaires et commerciales concernant l’Ukraine. D’un côté, nous avons le sujet de l’aide militaire, devenu un enjeu de polarisation politique, notamment en période de campagne pour les élections européennes de juin 2024. De l’autre, la question de la « reconstruction de l’Ukraine » soulève plusieurs enjeux commerciaux et industriels (à l’image du secteur agricole), la guerre représentant pour certains une opportunité économique.
Cette attention médiatique reste néanmoins problématique, car elle tend à imposer une grille de lecture du conflit mettant au premier plan les enjeux de pouvoir, les alliances internationales et les impératifs macroéconomiques. Cette perspective pourrait expliquer une forme de « lassitude » vis-à-vis de la couverture médiatique : la deuxième année de guerre a été deux fois moins couverte que la première dans les médias français.
Bien que la « crise des réfugiés » ukrainiens ait été largement médiatisée, les pratiques ordinaires liées à ces migrations restent dans l’ombre. La guerre a, pour de nombreux Ukrainiens, des conséquences directes au quotidien encore aujourd’hui : rentrer ou rester ? Comment se rendre en Ukraine ? Comment garder le contact avec ses proches ? Comment continuer à subvenir à ses besoins ? Nous observons un paradoxe entre la visibilité de cette vague de solidarité et les pratiques et interrogations quotidiennes, qui restent méconnues — à l’image des trajets des microbus ukrainiens.
- Le microbus, transporteur international
Les microbus ukrainiens internationaux (ou indifféremment appelés « minivans » ou « minibus » — bien qu’eux-mêmes se désignent comme des « перевізники » [pereviznyky], soit des transporteurs) relient des localités en Ukraine à d’autres en Europe, transportant des colis et des passagers. Les personnes travaillant au sein de ces microentreprises sont, pour la majorité, des hommes de citoyenneté ukrainienne, réalisant un travail à la fois de routier et de commerçant. Mis à part quelques articles de presse les mentionnant au lendemain du 24 février 2022, ils suscitent peu d’intérêt dans l’espace médiatique français. Précisément, les microbus sont toujours équipés d’un grand coffre et de huit places passagers au maximum. Chaque véhicule est conduit par un ou une équipe de chauffeurs qui se relaient tout au long du trajet.
Lorsque l’on évoque ces pratiques de transport par microbus, une part de mystère subsiste. Jusqu’en février 2022, par association d'idées reçues, on pouvait supposer des mouvements opaques, des circulations liées à des objectifs malveillants, passant sous les radars : c’est ce que suggère l’utilisation d’expressions comme « économie souterraine ». Concernant l’Ukraine, ces pratiques renvoient plus généralement à l’idée de corruption. Selon l’ONG Transparency International, en 2021, l’Ukraine se classait à la 122e position sur 180 pays en matière de corruption. L’Organisation Internationale du Travail préfère parler d’« économie informelle », définie comme « toute activité économique réalisée par des travailleurs ou des unités économiques qui n’est pas couverte ou est insuffisamment couverte par des dispositions officielles ». Compte tenu de cette définition large, nombre de pratiques ou d’emplois peuvent ainsi entrer dans cette catégorie d’analyse générique. Or, depuis le 24 février 2022, d’autres enjeux émergent autour de ces formes de circulation informelle impliquant des microbus. Parmi les colis transportés, certains contiennent de l’aide humanitaire. Cela constitue un nouveau paradoxe entre l’imaginaire de l’économie informelle et l’engagement humanitaire.
Alors même que l’Ukraine concentre une grande partie de l’aide humanitaire internationale, comment expliquer que subsistent ces formes de circulations solidaires ? Pourquoi sont-elles si peu visibles ?
1. L'origine et le développement des réseaux en microbus
Depuis l'indépendance en 1991, en réponse à un contexte économique et politique difficile en Ukraine, de nombreux Ukrainiens ont été contraints d’explorer des alternatives pour subvenir à leurs besoins. Puisque suivre les règles ne suffit pas, il faut se débrouiller. Si le contexte économique est particulièrement difficile dans les années 1990, il ne s'est pas amélioré significativement dans les années 2000 – d'autant plus que le système économique et politique est miné par l'influence des oligarques, créant ainsi de grands écarts de richesse, une société bouchée, où l'on ne peut s'élever socialement sans avoir affaire à la corruption. Dans cette perspective, la recherche de solutions alternatives est synonyme de survie.
En parallèle de la nouvelle construction nationale de l'État ukrainien, la société ukrainienne s'est aussi construite à travers ces réseaux de débrouillardise. La confiance en l'État et aux institutions reste très faible (y compris après l'arrivée au pouvoir de Zelensky) et un nouveau rapport à l'informalité s'est généralisé.
Artem, l'un de mes enquêtés, a d'abord travaillé de manière saisonnière en France, pendant plusieurs années, dans la région parisienne. Originaire d'un village non loin de Chernivtsi, à l'ouest du pays, proche de la frontière roumaine, il a occupé des postes précaires dans le secteur de la construction. Il a effectué de nombreux trajets entre la France et l'Ukraine, développant ainsi son réseau, avant de se lancer lui-même avec des amis dans le transport, en achetant un microbus en 2017.
L'immigration de travail devient une solution, souvent temporaire (saisonnière), pour améliorer sa situation. Cela bénéficie notamment aux régions de l'ouest de l'Ukraine, frontalières de l'Europe occidentale. Schématiquement, les hommes partent travailler dans l'agriculture ou le bâtiment, les femmes dans le secteur du care (aide/ services à la personne). Ces circulations migratoires se développent entre les pays frontaliers. Certains Ukrainiens vont même plus loin, suivant les opportunités économiques : c'est ainsi qu'une diaspora ukrainienne se forme en Espagne, notamment après la crise de 2008, où le pays avait besoin de main-d'œuvre. En Italie, suivant des réseaux précédemment occupés par des Polonaises, les Ukrainiennes développent un réseau de badanti – le terme désigne en italien des aides à domicile, le plus souvent des femmes, employées pour s’occuper de personnes âgées, malades ou dépendantes. C’est à partir de là qu’apparaît la figure du заробітчани / заробітчанка [zarobitchany / zarobitchanka], qui désigne en ukrainien le travailleur migrant / la travailleuse migrante, et signifie littéralement « celui / celle qui ramène de l’argent ».
Dans ces conditions de travail à l'étranger et de circulations migratoires, les microbus jouent un rôle clé. Ils permettent l'acheminement de la force de travail, l'envoi d'argent et de colis (qui peuvent être des cadeaux pour les proches, par exemple). Cela permet d'affirmer que ces dynamiques migratoires s'inscrivent dans des mouvements plus larges de migrations de travail en provenance des pays de l'Est vers l'Ouest de l'Europe. Par ailleurs, place de la Nation à Paris, nombreux sont les microbus en provenance de Pologne, Roumanie, Moldavie, Bulgarie. Le système des microbus n'est pas exclusivement ukrainien.
Depuis l'invasion à grande échelle, ces réseaux de migrants se sont révélés essentiels. L’invasion constitue une rupture dans les circulations migratoires ukrainiennes, dans la mesure où la mobilité n’est plus orientée par le travail, mais imposée par la guerre, et dans des proportions totalement nouvelles. En juin 2022, la Pologne accueille 1,1 million d’Ukrainiens, l’Allemagne près de 780 000, puis 109 000 en Espagne et 125 000 en Italie (contre environ 80 000 en France à la même période - Eurostat). Ce sont pour la plupart des femmes et des enfants, du fait de la loi martiale en Ukraine, qui empêche les hommes de 18 à 60 ans en capacité de combattre de quitter le territoire. Dès février 2022, certains hommes retournent en Ukraine pour s'engager dans l'armée ou soutenir leur famille, quand d'autres, plus rares, réussissent à quitter le territoire clandestinement. Dans tous les cas, les réseaux de migrations de travail des années 2000–2010 sont réinvestis en nombre par l'arrivée de nouveaux réfugiés, parfois venus rejoindre un proche.
Dès les premiers jours, les microbus ont réalisé sans relâche des aller-retours jusqu'à la frontière, en transportant des réfugiés et des colis humanitaires.
Avec l'installation prolongée de certains réfugiés, les microbus se sont développés. Par exemple, à Paris, ils étaient une dizaine avant l'invasion, contre une cinquantaine en 2024 (selon Artem). De nouvelles lignes sont développées, et certaines villes et localités en France, autrefois non desservies, sont désormais accessibles par microbus. Par exemple, Artem a acheté un autre microbus pour faire des trajets jusqu'en Bretagne. C'est ainsi que, depuis 2022, les Ukrainiens réfugiés en France peuvent effectuer des allers-retours (notamment les femmes) et envoyer ou recevoir des colis. Si ces trajets en microbus se développent, c'est bien qu'ils répondent à une nécessité, celle de perpétuer un lien avec le pays d'origine, s'inscrivant ainsi dans les réseaux des travailleurs migrants en Europe.
2. Un modèle discret, à l'échelle humaine
Pour les conducteurs, il s'agit d'un travail à risque. Ils effectuent des allers-retours chaque semaine. Chaque trajet dure au minimum 28 heures. Si les conducteurs alternent régulièrement, ils doivent consommer beaucoup de café et de boissons énergisantes pour lutter contre la fatigue. Mais à ces conditions de travail difficiles s'ajoutent les contrôles des douanes et de la police en France. Légalement, il est interdit de faire du commerce de rue sans autorisation particulière — ce que les microbus ne possèdent pas. C'est pourquoi chaque emplacement à Paris est soigneusement choisi pour attirer le moins de regards possible. On retrouve les microbus dans des rues en amont des places, garés entre d'autres camions, sous des arbres. Il y a assurément une réappropriation de l'environnement urbain pour réaliser au mieux ces activités. La discrétion est donc une condition essentielle de leur survie économique. Il s'agit dans tous les cas d'un travail en réseaux, car les informations sont partagées dans des groupes de messagerie.
Une organisation similaire en réseaux est visible à la frontière ukraino-polonaise. Au début des années 2000, certains s’interrogeaient sur ce qu’allaient devenir ces « fourmis » transfrontalières vivant du commerce entre l’Ukraine et la Pologne après l’introduction d’un régime de visa : on estimait alors à 240 000 le nombre de personnes vivant du commerce de navette entre les deux frontières. L’ensemble de ces pratiques renvoie au « petty trade », soit un commerce à petite échelle, en dehors des marchés réglementés, impliquant une forme de quotidienneté de part et d’autre de la frontière. La guerre n'a fait que renforcer cette dynamique. Le commerce transfrontalier subsiste toujours - c'est même parfois la seule source de revenu pour certains. C'est pourquoi les microbus utilisent ces réseaux pour acheminer des produits de part et d'autre de la frontière, obtenant ainsi une petite commission. Le commerce entre l’Ukraine et la Pologne témoigne à la fois de cette organisation en réseaux et des ressources nécessaires pour faire face aux nombreux contrôles. Cette dynamique implique des contacts humains répétés et quotidiens, ce qui inscrit les activités des microbus à l’échelle interpersonnelle.
Si l'on s'intéresse de plus près à l’échange marchand, à l’interaction économique entre conducteurs et usagers, on s’aperçoit que l’activité est résolument ancrée dans des réseaux d’interconnaissances.
Prenons l’exemple du transport de passagers. Partout, le prix est relativement similaire. Pour un trajet depuis Paris vers Ivano-Frankivsk, il faut compter 100 euros. Pour se rendre à Kyiv, c’est 120, 150 voire 200 euros. De même, si le trajet s’effectue depuis une autre ville en France, le prix peut varier de quelques dizaines d’euros. Chacune des compagnies s’aligne sur les mêmes prix depuis plusieurs années. Certaines, dont les véhicules sont insuffisamment remplis à la veille d’un départ, proposent des « акційна ціна » [aktsiina tsina], soit un « prix promo », sur leurs réseaux. Moyennant un supplément, et après une petite négociation, il est possible de demander un détour pour chercher ou déposer une personne à un endroit précis. La transaction se fait en espèces, généralement une fois le trajet terminé.
Puisque l’avantage comparatif ne repose pas sur le prix, il convient d’être exigeant sur tout le reste, notamment la tenue d’un registre. La réservation se fait par téléphone ou message, quelques jours ou semaines à l’avance. La différence réside dans la qualité du service : plus les chauffeurs-commerçants s’adaptent à la demande des usagers (destination, détours), plus l’expérience est appréciée. La capacité d’adaptation est donc essentielle. On s’ajuste au cas par cas ; les chauffeurs peuvent modifier leur itinéraire. En ce sens, le microbus a un avantage sur le bus ou le train, puisqu’il permet un service personnalisé et une meilleure flexibilité.
Au sein de cette économie, le conducteur du microbus est un acteur central. Il occupe une position intermédiaire entre les cercles sociaux français et ukrainiens. Il est parfois même le seul contact avec l’Ukraine dans certaines localités, comme Artem en Bretagne, où son microbus est le seul à passer une fois par semaine. Au fil des années, et bien avant l’invasion, ils ont développé un large carnet d’adresses. Autrefois, ils le mobilisaient pour la recherche d’emploi — « Ah tiens, je connais ce type… il cherche du monde… je te passe son contact ». Ils sont au courant des différentes évolutions administratives, des démarches à réaliser pour obtenir certains documents. Autrefois, c’était le visa de travail ; aujourd’hui, le statut de réfugié. Désormais, ils mobilisent aussi des contacts dans le monde associatif et humanitaire — « Ah, tu veux faire passer des dons ? Tiens, tu peux contacter cette association… ».

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3. Solidarités interpersonnelles et internationales en temps de guerre
Les microbus assurent la continuité d’un lien matériel entre les réfugiés ukrainiens et leurs proches restés au pays. À l’ère des communications numériques, ils incarnent une autre forme de connexion : physique, tangible, affective. L’envoi de cadeaux en est un exemple éloquent. À l’approche de Noël ou de Pâques, les microbus sont chargés de colis à destination de l’Ukraine. Ces échanges jouent un rôle essentiel dans un contexte marqué par l’exil, l’éloignement, les conditions de travail précaires et les traumatismes liés à la guerre — qu’elle soit vécue directement ou par procuration à travers les proches.
D'autres formes de solidarité sont permises grâce aux microbus. Par exemple à Paris, autour des microbus, se regroupent parfois quelques Ukrainiens pour discuter entre eux ou avec le conducteur. Si parfois il s'agit simplement d'échanger des nouvelles, des banalités, certains restent plusieurs dizaines de minutes - voire des heures.
À l'arrière du microbus, des groupes d'hommes se forment, parfois avec une bière à la main, pour discuter. On y observe des sociabilités typiquement masculines : on parle fort, on rigole, on boit... Il s'agit là encore d'un moment privilégié. Pour un travailleur ukrainien qui ne peut rentrer dans son pays ou un réfugié sorti clandestinement, se retrouver "entre hommes" une fois par semaine, à la sortie du travail (le pic d'affluence est entre 17 et 19h) est un moment important. Il est à noter qu'il n'y a pas de "lieu de sociabilité typiquement ukrainien" en région parisienne. Les épiceries regroupent tout un tas de pays de l'Est et certaines sont pro-russes ; il existe un ou deux restaurants mais ils sont chers ; il y a bien la cathédrale ukrainienne Saint-Volodymyr-le-Grand sur le Boulevard Saint-Germain (6e arrondissement), mais elle est surtout fréquentée par des habitués du culte gréco-catholique (minoritaire en Ukraine, bien que majoritaire à l'Ouest du pays). À cette réalité s'ajoute celle de la guerre, de la pression sociale sur les hommes. Certains rencontrés sont même des vétérans du front, blessés, qui ont pu quitter le pays. D'autres ne peuvent retourner au pays sans risquer la mobilisation - au yeux de la société ukrainienne, certains peuvent y voir un acte non-patriotique, individualiste. Dans la même catégorie, nous pouvons remarquer la riche expérience d'un trajet d'environ 30 heures entre au maximum de la capacité, 9 individus. Dans un cadre favorable et de proximité, les discussions permettent d'en apprendre beaucoup sur les autres, de faire des rencontres, d'échanger des contacts. Mais aussi d'échanger librement sur le vécu de la guerre, ses opinions, et même critiquer directement la conduite de la guerre ou bien le contexte international.
Surtout, au lendemain du 24 février 2022, les microbus ont été mis à contribution – soit de leur propre chef, soit en étant « missionnés » par des individus ou d’autres acteurs de la société civile. Il s’agit de transporter des individus et d'acheminer de l’aide humanitaire dans un contexte de guerre à grande échelle. Nombreux ont été transportés gratuitement (ou du moins avec des prix réduits, à la charge des microbus). Certaines catégories comme les enfants et les anciens soldats (ou soldats en permission) ont eux aussi le droit à des tarifs préférentiels, si ce n'est la gratuité. Dans ces conditions, on ne cherche pas seulement le gain économique. Il s'agit d'un acte patriotique, de solidarité, qui procure également une rétribution symbolique : celle de participer à l'effort de guerre, celle d'être actif et bien vue aux yeux de la communauté.
Lorsqu'un père de famille arrive avec deux grands sacs Ikea remplis d'aide humanitaire, derrière le microbus, Artem le reconnaît et prend directement les deux sacs. Ils sont transportés gratuitement jusqu'à une association à Ivano-Frankivsk. Parfois, certaines compagnies demandent simplement à couvrir le coût du transport. Mais dans tous les cas, ce sont des gros colis (qui prennent de la place dans le coffre) qui ne procurent pas de bénéfices. Certaines associations rencontrées utilisent ces microbus comme moyen d'acheminement de leurs aide humanitaire (vêtements, alimentation, etc). Mais il s'agit pour la plupart d'actions interpersonnelles, privées, en provenance de citoyens ukrainiens qui se mobilisent depuis Paris, pour des proches, des connaissances, avec un conducteur déjà connu et des interlocuteurs fiables à l'arrivée (qui sont souvent des proches). Dès lors, comment qualifier ces actions ? En parallèle de l'action humanitaire internationale, ces micro-convois humanitaires à l'échelle interpersonnel ne bénéficient pourtant pas de la même publicité. Ils s'inscrivent dans une dynamique plus large, celle de l'engagement de la société civile ukrainienne - déjà dans le pays, mais aussi à l'international, au sein des réseaux de travailleurs migrants ainsi que des diasporas de manière générale.
Sur la porte arrière d'un microbus, une affiche en ukrainien appelle aux dons pour la confection de drones FPV. Elle s'adresse, en ukrainien, aux réfugiés et à la diaspora parisienne. Il s'agit d'une compagnie bien précise, provenant du village d'Artem et où sont engagés ses amis.
En outre, ces actions solidaires permettent également de mettre en lumière une autre forme de solidarité. Si l'action humanitaire internationale se concentre avant tout sur l'aide apportée aux civils (déplacés, blessés etc) avec des programmes de reconstruction, elle n'intervient que très rarement dans les affaires militaires ou de défense nationale. Pourtant, en Ukraine, la société ne distingue pas forcément l'engagement humanitaire à celui de la défense du territoire. Il faut tout autant aider les combattants, qui sont pour la plupart des "civils d'hier" (plus de 80% de l'armée ukrainienne est composée civils qui se sont engagés à partir de 2022 ou bien qui ont été mobilisés). Les principaux participants des campagnes de dons, ce sont les premiers concernés, les Ukrainiens : en 2023, 86% des Ukrainiens ont participé à des actions de bienfaisance avec des dons financiers accordés en premier lieu à l'armée (fondation Zagoriy).
- La force des liens faibles internationaux
Dans son ouvrage Ukraine : La force des faibles (Collection Libelle, Éditions Seuil, 2025), Anna Collin-Lebedev met en lumière l'engagement déterminant de la société civile ukrainienne, souvent en dehors des canaux étatiques traditionnels. Dans cette continuité, il apparaît essentiel de reconnaître le rôle tout aussi crucial joué par les réseaux migrants et diasporiques. Leur mobilisation pour soutenir la société ukrainienne en guerre invite à repenser ce que l’on entend par « aide » ou « effort humanitaire ». Celle-ci ne se limite pas aux grandes ONG ou aux structures officielles : elle s’incarne aussi dans des formes d’engagement interpersonnel — l’envoi de colis, le maintien du lien affectif, les transferts d’argent, les campagnes de dons, ou encore le partage d’informations vitales dans les parcours migratoires. Ces pratiques, souvent discrètes, parfois en marge de la légalité, relèvent d’une solidarité concrète, dénuée de tout souci de visibilité ou de reconnaissance, mais profondément ancrée dans une logique de soutien mutuel et de responsabilité partagée. C'est la marque d'une société active.
- Bibliographie indicative
- DE CERTEAU Michel, 1990, L’invention du quotidien, Tome 1 « Arts de faire », Paris : Folio (essais), 347 pages.
- DUFY Caroline, WEBER Florence, 2023 La nouvelle anthropologie économique, Paris : La découverte (col. « Repères-sociologie »), 127 pages.
- GORBACH Denys, 2022, « L’économie politique de l’Ukraine de 1991 à 2022 : régimes de propriété, politiques institutionnelles et clivages identitaires » in K. Clément, et al., L’invasion de l’Ukraine, histoires, conflits et résistances populaires. La dispute, pp.121-152
- COLIN-LEBEDEV Anna, 2025, Ukraine : la force des faibles, Col. Libelle, Édition Seuil, 54 pages.