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Commençons par le commencement, puisqu'il faut parler de cette honte tenace, celle qui vous vient vous hanter quand vous pensez avoir tant de choses intéressantes à faire, je vais vider mon sac, ça me soulagera, c'est déjà ça... Après, si j'en ai encore le courage, on pourra essayer de réfléchir!
Ça s'est passé jeudi 7 juillet, au petit matin, il était 7h20, peut-être 7h25, je ne sais plus très bien. Ce que je sais, c'est que j'étais en route vers un lycée d'Avignon, pour y faire passer un “oral de contrôle du second groupe” à 5 élèves, le rattrapage du bac, quoi...
Et puis, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que la loi Travail allait être adoptée dans la journée sans être votée, ni même discutée par l'Assemblée nationale, sans doute aussi parce qu'il y avait un match de foot que j'avais envie de regarder le soir, et qu'ils en glisseraient quelques mots, j'avais choisi d'écouter France Inter sur l'autoradio pour le trajet.
C'est alors que j'ai découvert que France Inter, qui avait déjà délocalisé sa matinale à Londres pour le Brexit deux semaines plus tôt, avait délocalisé sa matinale à Marseille. Même le “jingle” de présentation de la matinale maintenait un voile pudique sur la motivation de la délocalisation, puisque qu'il parlait de “matinale spéciale” à Marseille, une auto-censure résiduelle de service public, sans doute...
Mais je savais parfaitement la raison de cette délocalisation, étant amateur de foot. La station-phare de Radio-France avait donc décidé de faire comme les radios généralistes privées, jeudi 7 juillet ce serait tout pour l'Euro...
Comme les autres, on en fait donc des caisses sur la “passion du foot à Marseille”, avec des interviews à haute valeur journalistique de supporters qui ont attendu plusieurs heures pour voir passer le car de l'équipe de France, et des vraies interrogations de fond en ce jour d'adoption de la mort du Code du travail: est-ce qu' « on » va réussir à prendre la revanche de Séville?
Et j'écoute tout ça, en vitupérant, en me disant que le directeur de l'antenne de cette station de service public devrait être jugé pour attentat à l'intelligence, ou qu'il faudrait inventer un prix Nobel de la prostitution intellectuelle, pour qu'il (ou elle, j'ignore son nom...) voit reconnaître à sa juste valeur sa contribution acharnée à l'art de la domesticité, renvoyant l'Oncle Tom aux poubelles de l'histoire.
C'est alors que c'est arrivé.
Ça aurait pu arriver lors de l'évocation du fameux France-RFA de 1982, ou encore du dernier titre de champion d'Europe de l'équipe de France de foot, mais, en me creusant les méninges, je me suis rappelé: ils ont passé la bande-son des commentaires de la dernière demi-finale du championnat d'Europe de football disputée à Marseille, dans un Stade vélodrome dont les formes évoquaient encore un peu sa fonction originelle.
C'était France-Portugal en 1984, un match que j'ai regardé à la télévision du haut de mes 10 ans, empli de fièvre et de la certitude que les Bleus de Platini allaient tranquillement venir à bout de cet improbable demi-finaliste. Pourtant cela allait être dur, pénible, l'équipe de France de Platini et Tigana avait dû attendre l'ultime minute de la prolongation pour arracher sa qualification. Durant ce match, l'équipe de France parvint à vaincre l'équipe du Portugal, mais aussi des décennies d'histoire du football français, qui produisait parfois de belles équipes, mais jamais d'équipes victorieuses: à chaque fois que les choses devenaient vraiment sérieuses, il manquait toujours quelque chose, et deux ans plus tôt, l'équipe de France, avec la même ossature de joueurs, avait illustré à merveille cette légende des losers chevaleresques, lors de la fameuse défaite de Séville, perdue aux tirs aux buts, alors qu'elle avait mené 3-1 durant la prolongation.
J'avais vu ce match-là aussi à la télévision, j'étais au Pays de Galles, en 1982. Il avait marqué durablement l'imaginaire du petit garçon que j'étais, qui commençait à s'intéresser sérieusement au foot. Donc, j'ai compris la portée historique de la victoire contre le Portugal pour le football français, alors que je ne suivais le foot que depuis 2 ans. Et alors que j'étais gosse, et j'ai eu la sensation de vivre un moment rare dans une vie, on est naïf quand on est gosse...
Donc, la programmation de France Inter n'a rien trouvé de mieux que de diffuser les commentaires en direct de Michel Denisot et son acolyte (peut-être Didier Roustan...), submergés par l'émotion de ces quelques secondes qui ont marqué ma rétine pour toujours : la chevauchée de Jean Tigana, qu'aucun des arbres de la forêt de jambes portugaises n'arrête, dans sa quête de la ligne de but, son centre en retrait pour le patron, Michel Platini, qui prend le temps de contrôler le ballon à quelques petits mètres du but, avant de loger le ballon au fond du filet.
Et j'entends ça, au volant de ma voiture, 32 ans après, j'en ai des frissons.
Je vous rassure, j'ai aussi des frissons pour des choses moins triviales : lorsque j'entends des récits de la solidarité sans faille du peuple britannique durant la Bataille d'Angleterre et le reste de la Seconde guerre mondiale, lorsqu'on rend hommage aux « morts pour l'exemple » de la Première guerre mondiale, lorsque je lis une tribune d'anciens résistants qui soutiennent l'action de mon syndicat contre la loi travail, je suis un homme émotif. Mais là, alors que ma raison était révoltée contre le procédé médiatique tendant à passer sous silence une rupture historique dans le contrat social français, je me suis laissé prendre, comme un gosse.
Et c'est là que c'est arrivé, un sentiment de honte, profond, la conscience de mes faiblesses, mais aussi de mon impuissance face à mon inconscient : parce que c'est bien de cela qu'il s'agit désormais quand il est question de football. Cette honte me hante depuis, elle m'accompagne, de façon bien plus explicite : j'ai compris que ma passion pour le foot est un vice, un moyen de me faire manipuler, à l'image de ces centaines de milliers de personnes « libres et consentantes » qu'on enferme dans des « Fan zone » où leurs libertés fondamentales sont limitées. Que ces personnes n'aient pas jugé nécessaire d'en faire autant, au moins une fois, pour défendre le Code du travail, cause qui articule l'essentiel de ma vie sociale depuis 4 mois, ne fait qu'ajouter à ma honte.
J'ai pris soin d'exclure la publicité de ma vie quotidienne, et de celle de mes enfants, car elle utilise ce procédé déloyal, totalitaire : elle modèle nos comportements en manipulant notre inconscient. À ce titre, le parcours d'Edward Bernays est emblématique, à la fois de cette manipulation, mais aussi de sa fonction de contrôle social. Et je réalise que le foot est pire que la publicité, parce que c'est un fait social, pas seulement une activité économique, c'est aussi un outil de socialisation. Mais surtout, le foot est pire parce qu'il me tient encore.
Je publierai d'autres billets sur ce thème cet été, abordant plusieurs aspects, parce que j'ai décidé de m'émanciper de cette drogue, en tout cas de ses effets les plus nocifs, et dans ce processus je vais essayer de convaincre ceux qui n'y voient que trivialité que le football est une affaire très sérieuse, un champ de bataille idéologique et législatif majeur pour notre société.
J'y parlerai, en vrac, de la question du contrôle de l'expression collective, de la proto-politisation de certains groupes de supporters, de la question de la gestion des foules, du printemps arabe, du foot professionnel comme vecteur d'imprégnation de l'idéologie ultra-libérale, de la bataille pour la conquête des stades, de la question du rapport au groupe de chacun d'entre nous, de la question de l'identification.
J'écrirai sûrement des conneries, mais ce sera l'occasion de discuter...