Je recommande, au passage, la lecture de ces trois billets de Jean-Noël Lafargue (1, 2, 3). Jean-No résume à mon avis très bien ainsi la situation médiatique :
« On trouve des signataires de la tribune du Point. Parmi ces signataires, on trouve aussi nombre de gens qui réclament avec force la levée de l’anonymat sur Internet, voire le fichage des anonymes sur la base de leurs opinons. Ils veulent le contrôle de la plèbe, l’imprescriptibilité des peines d’opinion pour les petits, et dans le même temps, la maîtrise par eux-mêmes du récit qui les concerne, eux qui disposent déjà d’une puissance médiatique, politique, ou financière. »
Mais détachons-nous de la question de ce magazine et prenons un peu de perspective sur la question de la qualité, de la fiabilité, et du traitement médiatique d’icelles, avec quelques souvenirs.
Il y a 10-15 ans j’enseignais la logique, la théorie de la calculabilité et la théorie de la complexité. Il est intéressant de regarder comment les autres exposent un sujet que l’on s’apprête à enseigner, car d’autres angles de présentation peuvent enrichir la pédagogie. J’étais donc passé regarder ce qui se disait sur ces sujets sur les encyclopédies Universalis et Britannica (la seconde est une célèbre encyclopédie anglophone, qui a d’ailleurs racheté la première).
Universalis ne traitait pas la théorie de la complexité, tandis qu’elle traitait de calculabilité. On aurait dit que la science sur ces domaines s’était arrêtée en 1970… Bien entendu, une encyclopédie sur papier n’a pas vocation à publier la recherche la plus récente, mais avoir 40 ans de retard, c’est autre chose. Ce n’était pas la première fois que je constatais qu’Universalis avait des problèmes de couverture : quelques années auparavant, je m’étais rendu compte qu’elle ne parlait pas de cryptographie… Entre-temps, peut-être suite à la médaille d’or du CNRS décernée au cryptographe Jacques Stern, elle s’était dotée d’un article sur le sujet. En creusant un peu, j’ai appris qu’Universalis avait effectivement été rédigée à la fin des années 1960, et on m’a dit qu’elle avait été inégalement et partiellement mise à jour.
Quant à Britannica, elle avait un article assez court sur le concept de NP-complétude, concept clef en théorie de la complexité, datant des travaux de Cook et Levin en 1970. Hélas, la définition qu’ils donnaient de ce concept recelait un contresens — elle répétait le genre de choses fausses qu’on trouve parfois dans de la mauvaise vulgarisation, ou sous la plume d’étudiants n’ayant pas bien compris le cours. L’auteur de l’article n’était pas un spécialiste du sujet, mais un employé de Britannica doté d’un master en math et qui intervenait visiblement sur un grand nombre de thématiques liées à l’informatique et aux mathématiques. Rappelons qu’à l’époque, le discours médiatique était qu’Universalis et Britannica étaient rédigées par des spécialistes reconnus des sujets traités.
On pourra me reprocher d’avoir choisi un sujet de niche. Juger de l’importance et de la pertinence d’un sujet est délicat et subjectif. Il suffit d’écouter des débats entre enseignants pour constater que les opinions varient, et que parfois cela revient à « est fondamental ce que j’aime enseigner ou ce qui est un prérequis pour les choses que j’aime enseigner ». Est-ce que Kant, c’est fondamental ? Pour des études de philosophie, sans doute. Pour comprendre le réchauffement climatique, il sera probablement plus fondamental de comprendre le premier principe de la thermodynamique…
Voici quelques arguments. Un des « problèmes du millénaire » en mathématiques porte sur la NP-complétude. La NP-complétude est typiquement enseignée en M1, parfois en L3, dans les formations d’informatique, où les étudiants sont nombreux. La notion de complexité de calcul sous-tend beaucoup de questions en algorithmique, et, de nos jours, le mot d’« algorithme » est sur toutes les lèvres — certes, souvent de gens qui n’ont jamais rien ouvert sur le sujet. Enfin, il est facile de trouver sur ce sujet des sources faisant autorité et des (enseignants-)chercheurs capables d’écrire dessus. Il n’y a donc guère d’excuse à ignorer le sujet ou à publier une définition fausse.
Tout ceci pourrait paraître anecdotique. Il me semble cependant que cela illustre bien certains points faibles de la couverture médiatique autour de Wikipédia. Les médias répétaient qu’Universalis et Britannica étaient des documents de qualité, en demandant rarement à des universitaires de donner leur avis sur leur couverture et leur éventuelle obsolescence, ce qui aurait pu nuancer cet avis. Il est d’ailleurs significatif que, jusqu’à présent, dans sa campagne contre Wikipédia, le magazine Le Point n’ait interrogé aucun universitaire avec une activité de recherche reconnue…