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Billet de blog 16 mai 2025

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Proust, wokisme, et balle dans le pied

Des collègues expliquent qu’il faut sauver les études littéraires « sérieuses » (la stylistique chez Proust) du « wokisme ». Leur argumentaire me semble avoir un bon potentiel pour marquer contre leur camp…

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Pierre Vermeren, professeur des universités en histoire contemporaine, Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences en langue et littérature médiévales, et Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée, ont dirigé aux Presses universitaires de France (PUF) un ouvrage intitulé Face à l'obscurantisme woke. Dans un entretien au Figaro, les deux premiers justifient la publication de leur ouvrage et brossent un noir tableau de la gestion par les pouvoirs publics de l’enseignement supérieur et de la recherche français, bien au-delà de ce qu’ils appellent le « wokisme ».

Avant toute chose, je voudrais dire que je suis d’accord avec une bonne partie de leurs constats. Oui, sous la présidence d’Emmanuel Macron on a nommé à l’enseignement supérieur et à la recherche des universitaires qui n’avaient guère de « surface politique » — je n’emploierai pas en revanche leur expression de « scientifiques inconnus », car plusieurs des ministres en question jouissaient d’une bonne réputation dans leur domaine scientifique. Oui, on peut conjecturer un certain désintérêt des pouvoirs publics. Oui, ces derniers confient des objectifs, missions supplémentaires aux établissements mais sans mettre les moyens associés. Oui, il y a une criante disproportion entre les moyens récurrents attribués par enseignant-chercheur dans certaines disciplines (500€, disent les auteurs) et ceux qu’on peut obtenir par exemple auprès du Conseil européen de la recherche (ERC), de plusieurs millions d’euros à dépenser en 5 ou 6 ans ; et je dirais même, au sujet de l’ERC, que les moyens qu’il accorde pour des projets de « science de bureau » (j’exclus ici les sciences expérimentales nécessitant des équipements coûteux ou de nombreux laborantins) sont excessifs. Toutefois, toutes ces choses n’ont guère de rapport avec le « wokisme ».

Mes collègues, et c’est de cela dont je veux plutôt parler ici, prétendent qu’à l’université, de nos jours, il ne serait possible d’être financé que si l’on étudie des sujets tels que « Proust : queer LGBTQIA+ et fluidité du pronom personnel » par opposition à une approche plus traditionnelle d’étude littéraire et stylistique de cet auteur. Ils prennent ainsi à témoin le lectorat du Figaro : voyez comme ces sujets sont ridicules, fantaisistes, un gâchis d’argent public, tandis qu’on affame des études sérieuses !

Pour ma part, je pense dangereux, pour des universitaires, de prendre à témoin le public sur la base d’intitulés, ou de supposés intitulés, de projets de recherche. Tout d’abord, c’est s’associer, par la méthode, à des campagnes politiques et médiatiques néfastes et injustes. Je me souviens, par exemple, de moqueries contre des collègues qui étudiaient la cassure de spaghettis, ou des phénomènes biologiques chez des drosophiles. Qu’importe qu’il soit plus facile et économique d’étudier les phénomènes de cassure sur des spaghettis que sur des poutres en carbone, ou plus facile, économique et éthique d’étudier des questions biologiques sur des drosophiles que sur des humains ! Le raisonnement ne va pas jusque-là, et pour cause : il est formulé sous forme de slogans à destination d’un public éloigné des réflexions scientifiques et de leur méthodologie.

(Sortir des éléments de leur contexte et les présenter sous un jour volontairement absurde afin de susciter les moqueries est une vieille tactique. On me reprochera peut-être un « point Godwin », mais cela m’évoque l’exposition que les nazis avaient fait de l’« art dégénéré ».)

Deuxièmement, je pense que mes collègues répondant au Figaro, même s’ils n’en ont pas forcément conscience, sont bien près de se tirer une balle dans le pied. Ils semblent penser qu’il est évident pour le public qu’il faut financer les études littéraires et stylistiques sur Proust, mais pas les études sur les aspects « LGBTQIA+ » de son œuvre. Peut-être veulent-ils influencer les politiques publiques afin que les premières soient mieux financées, tandis que les secondes ne le seraient plus ? Or, mettons-nous à la place du ministre délégué à l’enseignement supérieur et à la recherche. Celui-ci dit sans cesse qu’en raison de la situation contrainte, il va falloir faire des choix. On lui a fixé des objectifs : répondre aux questions de réchauffement climatique, de fourniture en énergie, d’intelligence artificielle et de numérique, etc., maintenant aussi sans doute répondre aux besoins de défense nationale renforcée. Au vu de ces objectifs, est-il évident pour lui qu’il faut financer des postes d’enseignants-chercheurs, à la Sorbonne ou ailleurs, pour étudier la stylistique chez Proust, qui par ailleurs a déjà dû être déjà bien étudiée depuis un siècle ? Rien n’est moins sûr.

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