J’avoue que dans ma jeunesse, je n’étais pas angoissé par l’évolution climatique. Certes, je savais que brûler des carburants fossiles augmenterait l’effet de serre, mais je pensais que nous avions le temps, d’ailleurs nos responsables politiques ne semblaient pas s’affoler, et puis il devait y avoir des marges de manœuvre. Un ami me parlait du peak oil, c’est-à-dire du pic de production du pétrole après lequel la production devrait baisser, et qui devait prochainement arriver.
Et puis, à un évènement scientifique grand public, j’ai eu une discussion qui m’a beaucoup troublé. Des ingénieurs de Saint-Gobain venaient présenter un verre destiné aux vitres de congélateurs dans les commerces. Ce verre avait subi un traitement de surface empêchant la formation de givre ; c’était un progrès par rapport à la solution habituellement retenue, à savoir une vitre chauffante, munie d’une résistance électrique, comme pour le désembuage et dégivrage de la plupart des vitres arrières automobiles. J’étais assez surpris : une vitre chauffante sur un congélateur, quelle absurdité ! Les ingénieurs m’ont alors pointé que c’était un moindre mal : il y avait de nombreux congélateurs bac sans couvercle, et on avait même mis en place des congélateurs armoire sans porte, avec une sorte de rideau d’air comme isolation. C’est qu’on avait essayé auparavant les portes opaques, et que celles-ci rebutent acheteuses et acheteurs… Devant ma surprise, un des ingénieurs a eu un petit sourire, et m’a fourni cette explication, que vais paraphraser ici :
« Contrairement à ce que l’on entend souvent, l’énergie est très bon marché. C’est pourquoi on se permet de la gaspiller. »
Ces ingénieurs, par ailleurs, ont exposé les mesures que Saint-Gobain prenaient pour limiter la consommation d’énergie lors de la fabrication du verre. Leurs fours étaient optimisés pour que leur consommation d’énergie (du gaz naturel) n’excède guère (je ne me souviens pas de la marge, désolé, cela fait longtemps) l’enthalpie de réaction de la fabrication du verre à partir des matières premières, c’est-à-dire, grosso modo, la consommation d’énergie que cette réaction a idéalement d’après les lois physiques gouvernant la transformation de la matière. Autrement dit, il n’y avait presque rien à gratter en optimisant le processus industriel.
Ces paroles m’ont donné à penser. Il y a toute une approche politique des questions d’énergie ou de climat qui se base sur des solutions technologiques : amélioration de l’isolation, des rendements, des procédés… Or, pour la production du verre, pareille approche technosolutionniste ne pourrait apporter grand-chose, puisque l’on était déjà proche de l’optimum. Si l’on voulait diminuer le coût de la production de verre, il faudrait en consommer moins. Pour cela, il faudrait faire des choix économiques et sociaux. Or, visiblement, on préférait rechercher des solutions techniques : si le consommateur était réticent à ouvrir une porte opaque pour regarder ce qui était rangé derrière, alors on mettrait une porte en verre chauffant, voire pas de porte.
Quand j’étais enfant, il était encore possible pour les particuliers de ramener les bouteilles en verre et demander le remboursement de la consigne, du moins dans certaines grandes surfaces. On a ensuite supprimé cette possibilité et on s’en est tenu au recyclage, où le verre est collecté, brisé et refondu. Plus économique, sans doute ! L’énergie est très bon marché !
Les leçons à tirer de tout cela ? Tant qu’il sera plus économique de ne pas économiser l’énergie, nous ne le ferons pas, ou alors marginalement. Mais même lorsqu’il est possible d’économiser par des moyens techniques, il ne faut pas trop espérer. Par exemple, les moteurs d’avion ont déjà été très fortement optimisés : depuis les années 1950 et les premiers avions de ligne à réaction, on a déjà considérablement augmenté leur efficacité. Au début, des gains importants sont possibles, puis il est de plus en plus difficile d’obtenir des améliorations…
L’attrait du technosolutionnisme se nourrit d’une incapacité assez répandue à mettre en rapport les ordres de grandeur des problèmes et des solutions proposées. Considérons, par exemple, la proposition de faire du carburant aviation durable (sustainable aviation fuel, SAF) à partir d’huiles de friture usagées. La question n’est pas technique (apparemment, c’est tout à fait possible !), mais il y a une question de volume : la quantité de carburant aviation consommée en France dépasse largement celle d’huile de friture…
Le problème est posé. Aurons-nous le courage de le regarder en face ?