Dans un article titré « Wikipédia, une encyclopédie pas si Net », dans le magazine Le Point, les journalistes Olivia Recasens et Christophe Labbé, affirmaient « On ne compte plus les mémoires ajournés, voire les thèses retoquées, pour cause de « wikiphagie ». » dans un paragraphe consacré au plagiat massif de ressources Internet par étudiants et étudiantes.
Les gens de ma génération connaissaient les exposés composés de paraphrase, voire de collage, d’encyclopédies trouvées à la maison ou au CDI du collège ou du lycée. Comme disait le collègue sociologue cité dans l’article, il s’agissait, en cas de copie pure et simple, de plagiat artisanal, alors qu’avec Google puis Wikipédia de plagiat industriel. Toutefois, dans tous les cas, il s’agissait de plagiat, passible, à l’université, de sanctions disciplinaires, voire pénales, puisqu’il s’agit d’obtenir frauduleusement un diplôme. Il était donc curieux pour Le Point de faire peser sur un site Web victime de plagiat la responsabilité de celui-ci ; cette responsabilité incombe aux plagiaires.
Mais, me dira-t-on, le problème avec Wikipédia n’était pas tant la copie pure et simple de paragraphes entiers, mais la reprise d’informations erronées dans des travaux universitaires. Or, un travail de recherche, notamment en doctorat, ne consiste pas en une compilation d’informations trouvées dans des encyclopédies, quelles qu’elles soient. Un travail de recherche suppose… des recherches, qui peuvent être expérimentales, de terrain, bibliographiques, et dans ce dernier cas imposent de lire des articles scientifiques, des monographies, des sources originales. Une encyclopédie ne peut pour cela être utilisée que pour donner des pistes, ou éventuellement fournir un matériau introductif.
Par ailleurs, on exige dans les travaux universitaires une forme de discernement quant aux documents utilisés. Un·e étudiant·e qui prend pour argent comptant une information publiée sur un site qui explique très clairement qu’il n’est pas forcément rédigé par des spécialistes et qu’il n’y a pas de relecture par des spécialistes soit manque de discernement, soit bâcle sciemment un travail. Toutefois, aucun document ne peut être utilisé sans discernement. Ainsi, je m’étais aperçu, à l’époque où j’avais l’honneur d’enseigner la logique, la calculabilité et la complexité à l’École polytechnique, que sur ces sujets l’Encyclopédie Universalis était restée bloquée en 1970 (pas de mise à jour depuis sa rédaction, apparemment). Reprochera-t-on à l’Université Grenoble Alpes d’avoir dans ses bibliothèques universitaires des ouvrages des antisémites Henry Coston et Henri Dutrait-Crozon, au motif que les étudiants en histoire pourraient les lire sans esprit critique ?
Ainsi, cet article, comme d’autres publiés à l’époque, m’avait mis mal à l’aise, tant il transparaissait une curieuse idée de ce qu’est un travail universitaire, comme s’il s’agissait de recopier, sans avoir à réfléchir, à partir de sources filtrées d’avance. Cette position du Point comme défenseur du savoir me semblait assez fausse.
Je ne lis pas ordinairement le Point, magazine pour moi associé aux salles d’attente de praticiens ; je ne peux donc pas juger de la qualité générale de leur couverture scientifique. J’avoue toutefois mon scepticisme en constatant que ce magazine a employé comme journaliste pendant des années Idriss Aberkane, personnage dont la qualité des travaux scientifiques est, disons, controversée. Ceci n’a pas empêché pas une rédactrice en chef de ce magazine, une certaine Géraldine Woessner, donner des leçons de méthode scientifique à Valérie Masson-Delmotte.
J’ai pris en exemple Le Point, mais je pourrais donner dans d’autres médias très critiques envers Wikipédia, qu’ils présentaient comme un danger pour la jeunesse. Je ne vois pas en revanche de nos jours le même niveau de critique envers les intelligences artificielles (IA) génératives (ChatGPT et consorts), volontiers présentées comme une évolution inéluctable, qui permettrait notamment d’assister les enseignant·e·s du primaire et du secondaire, voire de les suppléer en cas d’absence (et, pourquoi pas, à terme, de supprimer des postes ?). Tout au plus se gaussera-t-on qu’une IA française, destinée à l’enseignement, était incapable de faire des opérations d’arithmétique élémentaire.
C’est que, voyez-vous, Wikipédia est portée par des structures à but non lucratif ; ce n’est ni un grand groupe introduit en politique, ni un annonceur. En revanche, les initiatives concernant l’intelligence artificielle sont portées par de grands groupes et par le pouvoir politique. De là sans doute la critique, parfois ordurière, envers Wikipédia, et l’indulgence envers l’intelligence artificielle.