David Monniaux

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Billet de blog 20 février 2025

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On peut tout critiquer, mais pas avec n’importe qui

Depuis des années, des médias, mais aussi parfois des universitaires, importent en France la rhétorique de la droite américaine, celle des trumpistes triomphants. J’estime que, si certains pouvaient plaider la bonne foi, au point où nous en sommes, il s’agit au minimum de naïveté politique, au pire d’alliance objective.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis un certain nombre d’années maintenant, des collègues de lettres, sciences humaines et sociales (LSHS) se plaignent, par voie de presse et de blogs, de ce qu’ils décrivent comme l’emprise du « wokisme » dans l’enseignement supérieur et la recherche en France. Examinons brièvement leurs griefs, que j’espère ne pas déformer : premièrement, ils estiment excessifs l’attention et les financements accordés à certaines thématiques, certaines approches (études de genre, études post-coloniales, etc.) ; deuxièmement, ils prétendent que les universitaires qui ne s’engagent pas dans ces approches sont brimés, notamment dans leur liberté d’expression, et qu’on ne respecte plus leur liberté de recherche.

Considérons le premier grief. Loin de moi l’idée qu’on ne pourrait contester les directions que prennent les financements, les recrutements ! Dans ma discipline, d’ailleurs, on conteste les financements massifs, voire les passe-droits, accordés à certains domaines, car ils entraînent des déséquilibres et in fine un mauvais usage des deniers publics. On notera toutefois que cette contestation ne bénéficie pas, contrairement à celle du « wokisme », d’une large couverture de presse.

Passons au second. Ce grief est étayé par l’évocation de quelques incidents, qui tournent en boucle : la conférence telle philosophe retraitée a dû être annulée en raison de protestations, telle représentation théâtrale a été troublée, etc. Là encore, il n’y a rien d’étonnant qu’à l’échelle des universités françaises, il y ait quelques incidents : par exemple, près de moi, il y a eu une distribution de tracts lors d’une soutenance d’informatique au motif que la thématique déplaisait à certains. Tout ceci n’est pas bien grave, au rebours de l’incendie criminel qui a ravagé un laboratoire de mécanique grenoblois… incendie dont on n’a pourtant guère parlé sinon dans la presse locale. Il était par ailleurs très amusant, ou attristant suivant le point de vue que l’on adopte, de constater que des gens se plaignent d’être brimés dans leur liberté d’expression alors qu’ils ont tribune ouverte dans une bonne partie de la presse nationale.

J’ai également vu, au fil des années, des gens attaquer sur les réseaux sociaux les personnes transgenres, notamment les femmes transgenres, notamment sur deux points : les femmes transgenres dans les compétitions sportives seraient avantagées, ayant un physique masculin, et des hommes pourraient se faire passer pour des femmes transgenres afin de pouvoir agresser des femmes, voire des fillettes, dans les sanitaires collectifs. Relevons tout d’abord que, comme les campagnes contre le « wokisme », ces deux craintes sont directement importées des débats politiques américains, d’où d’ailleurs une certaine incongruité : il existe en France des sanitaires collectifs mixtes (qui choquent les visiteurs américains)… Et relevons aussi que, là encore, on prend un problème par le but bout de la lorgnette : on ne peut pas faire dépendre le bien être d’une proportion non négligeable de la population de la facilité d’organisation des compétitions sportives professionnelles, qui ne concernent quasiment personne.

On constate donc, dans ces deux cas, un discours montant en épingle des incidents mineurs et les transformant en menace existentielle, tout en ignorant des menaces bien plus prégnantes. De fait, quiconque connaît le monde universitaire peut identifier rapidement des problèmes bien plus sérieux que les incidents causés par le « wokisme » : le sous-investissement chronique de l’État combiné à des objectifs grandiloquents, la bureaucratie… Quant aux viols et agressions sexuelles envers les femmes, il me semble qu’ils sont en très grande majorité commis par des hommes cisgenre… Mais justement, parmi les pourfendeurs du « wokisme » on en trouve pour expliquer qu’il ne faut pas expliciter dans l’enseignement que telle ou telle scène dans la littérature euphémise un viol, ou encore que certaines agressions sexuelles ne sont que des « gauloiseries ».

Une pétition récente demande à la fondation Wikimédia de reprendre en main éditorialement la Wikipédia en français, au motif que Wikipédia dénigrerait le magazine Le Point. Un des signataires, le politologue François Gemenne, explique son geste ainsi : « J’ai signé parce qu’il me semble dangereux qu’on assimile Le Point à un journal d’extrême-droite ». Or, l’article de Wikipédia sur Le Point ne dit nulle part qu’il s’agit d’un journal d’extrême-droite : dans son chapeau il dit qu’on classe ce journal « à droite ». Certes, plus loin, l’article pointe des sources qui disent que certains thèmes du journal sont proches de ceux de l’extrême-droite… Mais si l’on consulte l’article de Wikipédia sur le Monde Diplomatique, on constate qu’il pointe diverses critiques envers ce périodique, l’accusant de complaisance envers les dictateurs Castro, Chavez et Putin. Suivant le même raisonnement, Wikipédia assimilerait donc le Diplo à ce qu’on surnomme parfois la « gauche tankiste »…

M. Gemenne explique sa signature par son ignorance de la liste des autres signataires, suggérant même qu’il n’était pas tout à fait au courant de ce dans quoi il s’engageait. Je me souviens d’un autre politologue, maintenant hélas défunt, qui avait justifié d’avoir donné une entrevue à un média d’extrême-droite par le fait qu’il ignorait la nature de celui-ci — si je me souviens bien il avait expliqué qu’il était normal qu’il ne connût pas l’orientation politique de l’ensemble des médias français. Quant à la sociologue Nathalie Heinich, elle démissionne de l’Observatoire du décolonialisme après l’officialisation de son financement par le milliardaire Pierre-Édouard Stérin, aux opinions politiques très droitières.

Pierre Desproges dit jadis, dans un célèbre sketch sur Jean-Marie Le Pen, que l’on pouvait rire de tout, mais pas avec n’importe qui. De fait, la même plaisanterie dite par un juif sur un ton d’autodérision envers la communauté juive prend une toute autre teinte quand elle est dit par un antisémite notoire. De même, il me semble qu’il faut faire preuve de discernement et se demander aux voix de qui on se mêle quand on reprend des revendications politiques ou sociales… ou encore qui paye pour le porte-voix de ces revendications. Mais qu’en sais-je, je ne suis après tout que chercheur en informatique et non sociologue ou politologue. Je relève toutefois que quand certains de mes collègues d’informatique sont financés par la Fondation Templeton, ils le font en connaissance de cause.

Les attaques contre les sciences humaines et sociales et les personnes transgenres sont un thème récurrent de la droite américaine trumpiste. Wikipédia est une cible d’Elon Musk (et aussi de Vladimir Putin, d’ailleurs), qui la qualifie de Wokipedia et l’attaque violemment. Un coup d’état est en cours aux États-Unis, avec la remise en cause de l’état de droit, des revendications territoriales assorties de menaces militaires, et d’odieux chantages. Reprendre les revendications de Musk à l’égard de Wikipédia, c’est se placer comme son allié objectif. C’est, à mon sens, une erreur de jugement politique, si tant qu’on prétende d’un autre côté défendre la démocratie. On peut tout critiquer, Wikipédia ou les sciences sociales y compris, mais pas avec n’importe qui.

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