L’article commence par déplorer, au sujet du CNRS « que beaucoup de ses talents sont partis à l'étranger, où ils ont trouvé des conditions de travail et de rémunération que le CNRS était bien incapable de leur offrir ». Certes, et il serait intéressant de déterminer notamment le rôle dans cela de politiques que le Figaro a par le passé soutenues. Mais ce n’est pas l’objet de mon billet.
L’article affirme, citant ma collègue, « à partir des années 1990, les puissances du Golfe se sont mises à acheter des recherches, en finançant des projets notamment via l'Agence nationale de la recherche (ANR). ». Cette affirmation m’a intrigué. En effet, l’ANR prend son budget de l’État ; il n’y a pas de mécanismes prévus pour que des états étrangers, eussent-ils des poches bien garnies, la financent. Il y a bien un système de projets bilatéraux, financés à la fois par l’ANR et une agence homologue dans d’autres pays, mais cela ne concerne pas les pays du Golfe (il suffit de consulter la carte sur le site de l’ANR).
Chacun sait qu’il faut se méfier des propos rapportés dans la presse, qui peuvent être résumés à la sauce des journalistes. J’ai donc demandé à ma collègue Florence Bergeaud-Blackler de m’expliquer ce dont il s’agissait. Elle m’a dit que c’était un très gros raccourci, que les laboratoires ont peu de financements propres pour leur recherche (je confirme, c’est le résultat de politiques tournées vers les appels à projets plutôt que du financement récurrent, politiques menées par les gouvernements soutenus par le Figaro), qu’il fallait donc demander des financements à l’ANR ou à l’Europe (je confirme), qu’ils exigent des collaborations internationales, et que « les partenaires académiques internationaux notamment anglo-saxons sont souvent financés par les pays du Golfe ».
Cette réponse m’a elle aussi intrigué. En effet, si on exige pour un projet européen d’avoir plusieurs partenaires dans des pays de l’Union européenne ou des pays qui ont un accord avec elle (par exemple Israël), cela ne concerne pas de pays « anglo-saxons », le Royaume-Uni ayant quitté l’Union européenne et n’ayant pas conclu d’accord avec elle pour les projets de recherche. Quant à l’ANR, il ne me semble pas qu’elle exige des collaborations internationales, encore moins spécifiquement avec des pays « anglo-saxons » ; mais comme je ne suis pas en sciences sociales, je préfère être prudent. J’ai demandé des précisions à ma collègue, qui ne m’a pas répondu (je ne lui en tiens pas rigueur, nous sommes toutes et tous très occupés !).
En tout cas, on ne peut que relever le vague des accusations rapportées par le Figaro : c’est l’ANR, ah non c’est l’Europe, ah mais en fait ce sont les collaborations internationales anglo-saxonnes… En tout état de cause, Mme Waintraub aurait dû interroger l’ANR. Elle ne l’a visiblement pas fait (d’habitude, quand une journaliste interroge un organisme et que celui-ci ne répond pas, la journaliste dit que l’organisme n’a pas souhaité faire de commentaire). Ce qui est inquiétant, c’est que le Figaro ait laissé passer l’article en l’état.
Plus généralement, et je prie les journalistes qui me liraient de m'excuser de donner des leçons de journalisme, ce qui n’est pas ma profession, il me semble méthodologiquement très discutable de prendre pour argent comptant les paroles d’un(e) scientifique qui affirme ne pas être financé(e) suite à une sorte de complot politique. Loin de moi la pensée d’affirmer que cela est impossible, qu’il n’y a pas de pressions (je peux citer des cas de collègues ayant fait l’objet de pressions d’entreprises privées et d’organismes publics français), ou que ma collègue affabule. Simplement, le bon sens dit qu’un chercheur amer de ne pas être recruté, de ne pas être financé peut ne pas être très objectif quant aux raisons de ces échecs, et qu’il vaut mieux recouper ce genre d’informations. Je note également que Mme Waintraub n’est pas journaliste enseignement supérieur et recherche. Un journal sérieux aurait confié pareil article à une personne du domaine, au moins partiellement.
(Note finale : je m’exprime ici à titre personnel et aucunement en tant que représentant du CNRS.)