J’ai écrit aujourd’hui le courrier suivant à la médiatrice de Radio France. On m’a répondu oralement, j’ai résumé plus bas la réponse, qui éclaircit plusieurs points.
« Madame la médiatrice,
Le 25 décembre 2025, Mme X, programmatrice à France Culture, m’écrivit pour participer à l’émission E animée par M. Y. Elle me sollicitait en raison de ma compétence professionnelle (je suis directeur de recherche au CNRS, chercheur en sûreté et sécurité du logiciel) et d’une tribune, publiée dans le Monde en octobre dernier, où je posais la question de la dépendance des entreprises et états européens aux entreprises de services numériques américaines et donc aux décisions de l’administration Trump.
Mme X souhaitait que j’intervinsse dans l’émission du 1er janvier. Pour cela, m’expliqua-t-elle, il me faudrait me rendre à Paris. J’habite Grenoble, un déplacement à Paris, c’est 6 h de trajet aller-retour de gare à gare, sans parler du coût. Je lui proposai donc une intervention à partir des locaux grenoblois de Radio France ; mais, selon elle, M. Y aurait de hautes exigences et serait opposé à pareil « duplex ». Par ailleurs, me précisa-t-elle, son émission ne dispose pas de budget pour défrayer les intervenants venant de province. Elle me demanda si le CNRS pouvait prendre en charge ce déplacement, ce à quoi je répondis qu’à supposer que pareille dépense soit éligible (alors qu’on ne voit pas très bien pourquoi le CNRS paierait pour les activités de Radio France), elle serait de toute façon impossible en cette période de clôture budgétaire.
J’espère ne pas trahir la pensée de Mme X en la résumant ainsi : la position de France Culture, ou du moins de cette émission, est de ne pas prendre en charge les frais de déplacement des intervenants de ses émissions, car celles-ci constitueraient une forme de promotion qui leur bénéficierait. J’avouai alors une certaine surprise : je n’ai rien à promouvoir — je n’ai pas de livre grand public dont j'aurais à assurer la publicité, mes promotions au CNRS ne dépendent pas de passages sur France Culture, et je ne voyais donc toujours pas en quel honneur je devrais dépenser plusieurs centaines d’euros à titre personnel pour faire bénéficier de mes compétences une station qui, je suppose, rémunère ses techniciens, producteurs, programmateurs etc.
Cet incident n’a aucune importance en tant que tel — peu me chaut de passer ou non dans une émission dont j’ignorais l’existence il y a quelques jours. En revanche, il me semble très significatif en ce qu’il laisse apparaître comme choix (implicites) de qui a accès aux médias. France Culture, ou du moins certaines émissions de cette station, favorise
les Parisiennes et Parisiens (j’inclus ici la proche banlieue)
les personnes qui ont quelque chose à vendre (sous une forme ou une autre) et qui passent leurs frais d’intervention en frais professionnels, voire sont rémunérées pour assurer les relations publiques d’une entreprise ou d’un organisme
À l’inverse, pareille politique exclut (je ne dis pas qu’il s’agit d’une décision conscience en ce sens) les catégories suivantes :
les provinciaux
les universitaires « normaux » qui ont des cours et d’autres obligations à assurer et ne peuvent pas reconfigurer leur emploi du temps à si brève échéance
les personnes avec des charges de famille (donc plus particulièrement les femmes), qui doivent rechercher des solutions de garde et payer pour elles.
L’audiovisuel public fait actuellement l’objet d’attaques, notamment quant à un certain manque de représentativité. Il ne devrait pas donner les verges pour se faire battre en adoptant des politiques parisianistes et cultivant l’entre-soi. »
Au-delà de ce courrier, quelques réflexions.
Le phénomène que je pointe ici — la supposition implicite que toute personne dont l’opinion a un intérêt vit forcément à Paris, la préférence donnée à celles et ceux dont le vrai métier est de se montrer en public pour leur promotion personnelle ou celle de leur entreprise — n’est, bien sûr, pas propre à Radio France ; c’est je pense un cas général chez tous les grands médias. Je me souviens, par exemple, de Cédric Ingrand, de LCI, s’étonnant de ce qu’une structure associative gérée par des bénévoles envoyât suivant le cas telle ou telle personne dans les médias au lieu d’avoir un porte-parole bien identifié (mais qui aurait dû être un personnel rémunéré). À l’inverse, je remarque qu’un petit média Web avait pris en charge mon aller-retour en TGV pour apparaître dans une de ses émissions.
Ce phénomène s’étend au-delà des médias. Un organisme para-public, chargé de rédiger un rapport, m’avait invité à participer à une réunion. Il m’avait bien fait comprendre qu’il était exceptionnel qu’il prît en charge le trajet pour s’y rendre, que l’on me faisait une grande faveur. Cela est compréhensible, bien sûr, s’ils auditionnent des gens qui représentent les intérêts d’une société, d’un organisme, et dont le déplacement est couvert comme frais professionnel ; c’est très discutable s’ils auditionnent des chercheurs, qui, justement, ne sont normalement pas aux services d’intérêts, si ce n’est l’intérêt général.
La politique d’invitation des médias semble basée sur qui a publié une tribune ou un ouvrage grand public. Or, il y a quantité de chercheurs qui pourraient avoir un éclairage pertinent, mais qui ne sont pas dans ces cas.
Réponse (résumée) : Il y a eu un regrettable malentendu au regard des contraintes de l’émission, qui ont été mal exprimées par Mme X, qui habituellement ne s’en occupe pas. Le problème est que le 1er janvier il est impossible, faute de technicien, de faire un duplex depuis une station régionale. Il aurait donc fallu se rabattre sur une application de voix sur IP telle que Report-It, et il y a trop de problèmes techniques possibles pour que ce soit viable pour une émission en direct. Il n’était évidemment pas question de faire venir quelqu’un de Grenoble (6 h de train A/R) spécialement pour intervenir 18 minutes au plus dans une émission de 40 minutes, et encore moins de le faire venir spécialement à ses frais ou aux frais de son employeur.
France Culture est une station qui respecte les chercheurs et qui, dans la mesure de ses contraintes budgétaires, cherche à avoir des invitations diversifiées. Il n’est pas non plus question de se limiter à des chercheurs qui assureraient la promotion d’ouvrages.