Le 7 juin 2015 pourrait être un tournant pour l’avenir politique de la Turquie. Les enjeux sont importants pour le parti au pouvoir, l’AKP, qui détient aujourd’hui 327 des 550 sièges au parlement, puisque tous les sondages préconisent une baisse des voix de ses fidèles, qui l'ont maintenu au pouvoir depuis 2002.
La majorité absolue que détient le Parti de Justice et de Développement (AKP) depuis 2002 est, pour la première fois, menacée. Ayant raflé presque 50 pour cent (49,8 %) des votes lors des dernières législatives en 2011, les sondages, bien que variés, convergent sur un point commun : une perte entre 8 à 12 pour cent pour le parti de R.T. Erdogan. Côté opposition, le Parti Républicain du Peuple (CHP), parti kémaliste, préserverait à peu près son dernier résultat de 26 pour cent, alors que l’extrême droite du Parti d’action nationaliste (MHP) dépasserait la barre des 15 pour cent, soit quelques point de plus qu’en 2011.
Un nouveau parti fera sans doute sa percée parlementaire ce dimanche : le résultat du parti pro-kurde, le Parti démocratique des Peuples (HDP), constitue le défi principal de ces élections. Depuis plus d’une décennie, les candidats pro-kurdes avaient choisi, pour éviter de buter contre le barrage des 10 pour cent au niveau national (nécessaire pour accéder au parlement turc), de se présenter comme candidats « indépendants », pour ensuite former un « groupe parlementaire », possible à partir de 20 sièges. Mené par Selahattin Demirtas, qui avait obtenu 9,5 pour cent des votes lors des élections présidentielles de l’été dernier, le HDP espère—et sans doute réussira—de devenir le 4è parti à l’assemblée nationale.
Forts d’un discours pacifiste, progressiste et réellement démocrate, Demirtas et les candidats du HDP sont soutenus non seulement par une grande partie de la population kurde (environ un quart d’une population atteignant les 80 millions), mais également par les électeurs des grandes métropoles, lassés de voter CHP par opposition à l’AKP. Cependant, notons que, au-delà de ce soutien "urbain" inattendu certes, mais loin d’être essentiel, ce sera sans doute la décision prises par les chefs des grands « clans » kurdes de l’Est anatolien de voter HDP—et non pas AKP, comme ils l’ont fait depuis 2002—qui changera la donne. Ils ont été nombreux à s’exprimer sur ce changement de cap ces derniers jours.
L’AKP en perte de souffle ?
Si le parti de M. Erdogan verra sa part du scrutin diminué, c’est surtout à cause de la personnalité de son leader, dont l’arrogance et la grossièreté sont devenues la marque déposée. Pour ne donner qu’un exemple récent, la réponse qu’il a osé prononcer visant les quelques femmes qui lui ont littéralement tourné le dos lors d’un meeting pré-electoral à Igdir en guise de contestation : « Désolé, mais elles ont tourné le dos alors que nous avancions vers un centre électoral. La décence ne permet pas de vous dire ce que cela signifie », insinuant ainsi une incitation sexuelle. Donc, bien plus qu’une perte de confiance en l’AKP, ce scrutin sera sans doute une réprobation visant Erdogan lui-même. Ce serait également un frein pour son dessein de régime présidentiel.
Par ailleurs, la bulle que représentait l’économie turque risque d’imploser. Se reposant presque entièrement sur le BTP, des méga-projets pharaoniques et un boom immobilier incontrôlé, l’ambition démeusurée des dirigeants du pays risque de faire exploser l’équilibre écologique et économique du pays. Le secteur de l’immobilier est surestimé et le peuple est mené à s’endetter de plus belle pour devenir propriétaire. Par ailleurs, la « jeune » société de consommation est dans un piège de surendettement colossal. Les investissements étrangers ne sont pas durables, l’essor de la croissance est déjà inversé et les taux d’intérêts risquent d’augmenter à un niveau excessif. Une grande crise économique pourrait ainsi être imminente. Ce sera le prix à payer, malheureusement sur le dos du peuple—pour voir la fin du pouvoir AKP.
Prévisions et scénarii possibles
Dans l’hypothèse—plausible—où l’AKP n’obtient pas les voix pour une majorité absolue (autour de 40 pour cent), une coalition/alliance, avec le parti pro-kurde HDP fait l’objet de nombreuses spéculations depuis quelque temps. Lors de ses discours sur les places publiques, Erdogan lui-même est resté ambigu sur le sujet. Pour deux raisons, semble-t-il: tout d’abord, l’AKP jouerait la « carte kurde » pour faire passer la nouvelle constitution qui nécessite ¾ des 555 sièges au parlement turc. Et ce, en faisant des concessions qui feront immédiatement l’objet de violentes contestations non seulement auprès de l’opposition parlementaire, mais également au sein de la société turque, dont la grande majorité adhère à un nationalisme anti-kurde. Ensuite, évoquer cette « supposée » alliance avec les Kurdes suffirait à plusieurs indécis anti-AKP de ne pas voter HDP. Les dirigeants du HDP, eux, ne semblent pas répondre à cet appel.
Une autre coalition est possible, celle-ci d’ailleurs plus probable : celle de l’AKP et du MHP. Le parti d’extrême droite porte presque les mêmes valeurs que le parti au pouvoir : nationalisme excessif, conservatisme moral soutenu et libéralisme convaincu. Le MHP pourrait d’ailleurs se lier d’alliance avec le CHP, également pour les valeurs partagées du nationalisme turc fondamental.
Enfin, dans l’hypothèse où l’AKP garde la majorité absolue et que les Kurdes ne font pas la percée tant attendue pour dépasser les 10 pour cent (peu plausible), les militants du PKK pourraient reprendre la lutte armée, la résolution de la « question kurde » et l’avancement du « processus de paix » n’étant plus la priorité de l’exécutif AKP. Rappelons que les provocations violentes contre les militants et sympathisants du HDP tout au long de la campagne électorale ont fait plusieurs victimes et des centaines de blessés.
Les élections législatives de dimanche verront sans doute une quatrième victoire pour l’AKP (depuis 2002), qui gardera sa position de premier parti au parlement turc. Mais le vrai défi est ailleurs. Pour la première fois dans l’histoire de la république turque, nous verrons un parti pro-kurde progressiste à part entière à l’assemblée nationale. Ce tournant politique donnera le signe tant attendu d'une vraie démocratie en Turquie, avec toute sa diversité, et d'un brin d’espoir pour l’avenir du pays.